Publié le 12.09.2025
On entre dans «Actapalabra» comme dans une fable sans clef, où deux silhouettes vertes, gonflées comme des bibendums maladroits, se cognent au monde qui les entoure.
A voir dès 4 ans et pour toutes les générations au Théâtre Am Stram Gram, du 19 au 28 septembre. Avant une grande tournée, en Suisse notamment, pour ce blockbuster théâtral, l’un des plus grands succès publics depuis la création de l’institution genevoise.
Dans la fable, tout est là pour contraindre notre tandem clownesque qui ne pipe mot, laissant la parole au jeune public: une machinerie sournoise qui déraille, un plateau qui résiste, une pomme suspendue qui recule dès qu’on croit la saisir.
Pourtant, à force d’échouer, les deux clowns dérapent vers autre chose: un apprentissage de l’inattendu, une liberté arrachée aux rouages. C’est la «grammaire de l’échec» dont Samuel Beckett avait fait un art. Ici, elle se colore d’humour et de tendresse.
L’œil découvre ces corps d’abord emmitouflés, machiniques, se dépouiller peu à peu de leur carapace pour retrouver un geste nu, une animalité douce. Le costume conçu par Mélanie Vincensini n’est pas qu’un habit : c’est une prison qu’on abandonne, une peau à quitter pour respirer enfin.
On sort d’Actapalabra avec cette impression rare d’avoir assisté à un théâtre qui parle à toutes les générations. Sans une parole, Joan Mompart et Philippe Gouin, et la machinerie vivante imaginée par François-Xavier Thien, créent un langage commun. Il est tissé de gestes, de silences et de musiques qui accélèrent ou se suspendent.
Les enfants crient, s’impliquent, deviennent les metteur e s en scène invisibles du spectacle. Les adultes se surprennent à réapprendre cette spontanéité perdue. Ce théâtre-là invite à un lâcher-prise joyeux, où l’échec devient victoire. À force d’y trébucher, on finit par se rencontrer.
Entretien avec Joan Mompart, metteur en scène, comédien et directeur du Théâtre Am Stram Gram.
Un film notamment vous a inspiré pour ce spectacle…
Joan Mompart: Au début de son chef-d’œuvre, Les Temps modernes, Charlie Chaplin est pris dans la mécanique de la chaîne de montage, obsédé par ce serrage de boulons qu’il doit exécuter à la perfection.
Pour nous, Actapalabra pourrait être, toutes proportions gardées, une sorte de «Temps modernes 2.0». Il y a cette même obsession, cette même tension entre l’automatisme et la liberté.
Avec l’équipe du spectacle, ce qui nous intéresse profondément est la possibilité de recréer du vivant là où tout semble programmé. Comment sortir des gestes mécaniques, qui nous déshumanisent?
Et, au bout du compte, proposer à un public dès quatre ans, sans paroles, une fable sur la réhumanisation. Sur ce besoin de retrouver une relation au monde, à la nature.
Cette première séquence s’installe dans une durée inhabituelle. Il fallait cela. Pour donner à sentir ce que signifie être «robotisé», pris dans la répétition. Ce rythme est essentiel: il installe d’emblée cette mécanique absurde qui nous éloigne de notre intuition.
Ce que nous cherchons à raconter, c’est précisément cela: comment nous les humains agissons par automatisme, sans plus savoir pourquoi. On fait, on refait, on reproduit… jusqu’à perdre le sens même du geste.
En effet, au départ, dans les premiers laboratoires de création, nous travaillions directement sur des fragments de Beckett – Acte sans paroles, Quad, etc. Mais très vite, mon partenaire au plateau, Philippe Gouin, s’est amusé à détourner cette matière, à lui résister.
Et de fil en aiguille, nous avons décidé de tracer notre propre chemin, tout en gardant l’essence de ce que cela nous inspirait.
Avec Samuel Beckett, la structure est d’une rigueur implacable. Dans le processus de créations, nous nous sommes donné une règle: créer une séquence de quelques minutes. Et, si nous parvenions à les répéter deux fois avec la même intensité, alors c’était validé.
De là est née une écriture sans paroles, mais avec des didascalies précises.
Oui. Dans un monde obsédé par la perfection, par le binaire - réussir ou échouer -, l’erreur est l’endroit même de l’humain. Elle ouvre une brèche poétique. Elle oblige à accepter de ne pas savoir, de ne pas maîtriser. Et cet abandon crée une qualité de présence bien plus précieuse que le savoir quantitatif: la qualité du geste, de l’instant partagé.
Nous vivons dans une société qui évalue en permanence, qui mesure, qui chiffre. Je repense alors à cette histoire d’un banquier disant à un pêcheur: «Travaille plus, achète un bateau, fonde une usine, deviens riche, et à la fin de ta vie tu pourras enfin... pêcher tranquille.» Et le pêcheur lui répond: «Mais je pêche déjà tranquille.»
Cette parabole dit bien l’essentiel: qu’est-ce qui compte le plus? Nous courons après des moyens, alors que la fin est déjà là, simple, accessible.
C’est un travail de longue haleine, mené avec Cécile Kretschmar, qui a conçu les perruques et les faciès, et au côté de Philippe Gouin. Ensemble, nous avons cherché des traits qui ne soient pas figés, mais porteurs de multiples échos.
Quant à mon propre personnage, c’est une figure qui m’accompagne depuis toujours. Chaque fois que je faisais des improvisations sans paroles, je revenais vers lui. Ce personnage est très sincère. Parce qu’en l’absence de mots, on ne peut pas tricher.
Chaque geste devient une vérité nue. Cette impossibilité de masquer m’attire profondément.
Au départ, c’était presque un jeu sonore. Je pensais à «abracadabra », cette formule magique. De là est né Actapalabra. Mais il y avait aussi, inconsciemment, une proximité avec Beckett: Acte sans paroles, Palabras… tout cela résonnait.
Et puis, en y réfléchissant plus tard, j’ai compris que ce titre portait une autre dimension. Nous vivons dans un monde saturé de mots, une logorrhée permanente qui finit par vider les mots de leur sens. Ils semblent ne plus transformer, ne plus rien transmettre.
Alors j’ai eu envie de revenir au geste. À une parole qui naît du corps. Actapalabra, c’est retrouver la valeur du mot par l’acte.
Nous avons énormément travaillé sur le corps avec Philippe. Personnellement, j’ai beaucoup observé les mains dans la peinture, celles du Caravage notamment: leur lumière, leur tension.
L’index, en particulier, nous a ouvert un champ poétique. Quand, à la fin, nos deux personnages s’endorment en tendant chacun un doigt vers l’autre, il y a là une référence assumée à Michel-Ange.*
Mais surtout, l’idée que l’énergie circule, qu’on peut la partager d’un corps à l’autre. Ce qui nous intéresse, c’est ce passage par le geste sans tomber dans le mot. Le geste comme vibration, comme partage d’une énergie commune.
Pour moi, la musique devait raconter la même trajectoire que nous sur le plateau. C’est pourquoi le créateur sonore électro français Tim Paris est parti d’une tarentelle du compositeur français Camille Saint-Saëns.
Au début, elle est morcelée, réduite à des boucles hypnotiques, presque méconnaissable. Puis, peu à peu, elle se recompose, comme nous retrouvons notre humanité au fil de la pièce.
Quand nous nous mettons à courir sur la tournette, la tarentelle retrouve toute sa puissance originelle. Cela a donné une bande-son qui n’accompagne pas: elle agit, elle transforme, elle respire avec nous.
Il y a eu deux étapes avec la costumière Mélanie Vincensini et Cécile Kretschmar, qui signe les maquillages et les postiches. D’abord, la question technique: nous portons près d’une vingtaine de couches de vestes, style vêtements de pluie pour randonnées. Ensuite, fallait une matière qui permette de respirer, de danser, sans suffoquer.
Le choix du vert n’est pas anodin. C’est la couleur de la nature, mais ici artificielle, presque toxique. À mesure que nous nous délestons, nous nous rapprochons du «vrai» vert, celui de la nature retrouvée.
Les costumes de bêtes sont donc devenus une alternative: une manière de revenir à l’état naturel, de suggérer la nudité, sans la montrer.