Publié le 24.11.2025
Dans l’obscurité de la scène, le monstre de Frankenstein ne naît pas d’un éclair, mais du silence et de la matière.
À la Maison Saint-Gervais, du 4 au 14 décembre, avant une tournée romande, Julien Basler et Zoé Cadotsch, de la compagnie Les Fondateurs, ont choisi de délaisser les mots pour donner corps au mythe par les seules vibrations de l’image et de la musique, avec leur Frankenstein en création.
Cette option découle de leur volonté d’explorer la question du monstre par les sens, d’en faire une expérience émotionnelle directe plutôt qu’un récit linéaire.
Après s'être mesurés à la langue de Molière puis à l'âme des Bovary et de Don Quichotte, la compagnie genevoise replace la musique et l'image au cœur de la fable, comme pour mieux saisir l'indicible monstruosité qui échappe toujours au pouvoir des mots.
Au plateau, des blocs de mousse, légers et éphémères, s’assemblent sous nos yeux par des manipulateurs pour former un être scénographique mouvant, à la fois décor et créature, tandis que la partition très cinématographique signée Laurent Nicolas incarne tantôt son cœur battant, tantôt sa conscience tourmentée.
Ce qui émerge de cette expérience sensorielle, c’est moins l’histoire du docteur Faust moderne que la question qu’elle soulève, devenue vertigineusement actuelle: qui, du créateur ou de sa création, se révèle véritablement monstrueux?
On en sort possiblement habité par cette intuition: le vrai monstre n’est peut-être pas celui que l’on montre du doigt, mais celui qui, tapi dans l’ombre de chaque être, n’attend que d’être regardé en face.
Rencontre avec Julien Basler et Zoé Cadotsch.
Votre nouveau spectacle plonge dans Frankenstein, un classique maintes fois adapté, notamment au cinéma. Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce récit, né de l’imaginaire d’une jeune autrice de 19 ans, Mary Shelley, et issu d’un défi littéraire lancé dans la villa Diodati à Cologny?
Julien Basler et Zoé Cadotsch: Ce n’est pas tant l’atmosphère romantique ou le climat qui nous a séduits, bien que cela fasse partie du récit. C’est davantage le mythe lui-même, sa postérité, et la figure du monstre. La lecture du roman ouvre des perspectives vertigineuses.
Nous avions avant tout une envie théâtrale: mettre en scène la figure du monstre. La question centrale était : comment représente-t-on un monstre sur scène? Qu’est-ce que la monstruosité? D’où vient-elle? Comment naît-elle?
Le livre de Mary Shelley pose clairement ces questions, et nous voulions les explorer à notre manière.
Exactement. Ses premières errances ne sont pas monstrueuses. C’est la question du rejet, de la marginalisation, qui la transforme. Nous voulions interroger ce basculement: qu’est-ce qui, dans le regard des autres ou dans les circonstances, fait d’un être un «monstre»?
Aujourd’hui, il est facile de désigner tel ou tel comme un monstre – certains politiques, par exemple.
Mais au-delà de l’étiquette, qu’est-ce qui génère cette monstruosité? Est-elle innée ou acquise? Comment se construit-elle? C’est le cœur de notre projet.
Nous ne faisons pas une adaptation linéaire, mais proposons des tableaux à la fois visuels et sonores.
Notre spectacle est presque sans paroles, porté par l’image et la musique. Nous avons dû faire des choix drastiques. Nous nous concentrons sur un trio: Victor, sa créature et Elizabeth. Le rapport entre le créateur et sa «progéniture» est à la fois paternel, maternel et horrifié.
Les intentions de Victor évoluent. Au début, il est dans la pulsion créatrice; à la fin, il est dépassé.
La violence est présente, mais traitée de manière imagée, non psychologisée. Nous voulions éviter les longs développements sur la vengeance ou la culpabilité.
Laura Thompson explore la perte sensorielle, la désorientation. Notre monstre, lui, découvre le monde de manière sensorielle, d’abord émerveillé, puis désillusionné. Il est à la fois doux, enfantin, et capable d’une violence subite, presque animale.
Pour la créature, c’est dans son comportement que la rupture se produit. Comme une lionne, douce un instant, prédatrice le suivant.
Cela passe surtout par le jeu et la musique. La scénographie est minimaliste, mais elle évolue. Les matériaux restent les mêmes, mais les volumes, la lumière, créent des évocations polaires ou montagneuses.
Mel Brooks a été une référence importante, notamment pour l’humour et la tendresse envers le monstre. Elephant Man de David Lynch aussi: il filme la monstruosité avec une grande douceur. Nous voulons montrer la beauté derrière la difformité.
Ils sont plutôt à la fois support de jeu et métaphore. Le monstre apprend à marcher dessus, à évoluer dans cet environnement. La lumière joue avec les formes, créant des contrastes sensoriels.
Nous sommes dans un no man’s land, un espace émotionnel plus que réaliste. L’idée est de laisser l’imaginaire du spectateur s’emparer des lieux. La scénographie est un vecteur dramaturgique privilégié.
Cette composition musicale n’est pas illustrative. Parfois, elle évoque le cinéma muet ; d’autres fois, elle souligne l’émotion des personnages. C’est un traitement résolument cinématographique.
Nous avions un peu peur, au début, d’être submergés par les effets. Laurent Nicolas a enregistré piano, clarinette, voix lyriques, et la partition s’insère pleinement dans la dramaturgie.
Absolument. Nous nous sommes demandé: si notre spectacle est un monstre de Frankenstein, qu’est-ce qui, en son sein, incarne cette monstruosité ? Les manipulateurs, d’abord invisibilisés, deviennent indispensables.
Le système lui-même peut être monstrueux.Ils sont là, visibles, mais sans visage. Leur travail est essentiel, mais souvent ignoré. Que se passe-t-il lorsqu’on rend visible l’invisible? C’est une question politique, sociale.
Avec Frankenstein, nous nous sentons plus libres. Les adaptations précédentes étaient déjà fort nombreuses ainsi que les libertés prises avant nous avec le roman de Marie Shelley. Dès lors, nous pouvons innover sans trahir.
Nous avançons pas à pas. Les Molière étaient dépouillés – pas de musique, lumière frontale. Avec Les Bovary, nous avons introduit le son et la lumière sculptée et scénarisée. Quichotte, chevalerie moderne est venu poursuivre dans cette poursuivi cette voie autour des figures mythiques de la littérature.
Frankenstein en est une autre déclinaison avec la musique et l’image qui deviennent intensément narratives.
Julien Basler: Le monstre extérieur, c’est Frankenstein, la créature, l’IA et notamment ses progrès dans l’imitation de la voix humaine, l’argent – tout ce qui échappe à l’homme. Le monstre intérieur, c’est l’anxiété, la colère, la tristesse.
Moi, par exemple, je connais mon monstre. Je le vois arriver de loin. La question est: comment lui parler? Si on le rejette, il revient plus fort.
Zoé Cadotsch: Chacun a son monstre – violence physique, verbale, ou retournée contre soi. Le dompter, c’est essentiel pour vivre ensemble.
La parole elle-même peut être un monstre. Elle nous échappe, est réinterprétée. Nous avons voulu explorer d’autres langages: le corps, la scénographie, la musique. Mais la parole n’est pas absente pour autant de cette création.
C’est aussi une manière de souligner l’exclusion. Le monstre est d’abord silencieux, comme dans les films des années 1930.
L’idée que le monstre n’est pas l’autre, mais qu’il est en nous. Qu’il a besoin de reconnaissance, d’amour. Cette fête est une catharsis, une libération.
Nous voulons une pièce vivante, inquiétante, drôle, touchante. Un monstre de Frankenstein à part entière, qui échappe à ses créateurs et vit sa propre vie.