Publié le 28.12.2025
Le Grand Jour s’ouvre sur une image de recueillement trompeuse: une famille réunie sous un parapluie, chantant un Agnus Dei, avant que la prière ne cède brutalement à la déchirure. Un spectacle à découvrir à la Salle du Lignon (Vernier), le 10 janvier 2026.
Nous sommes le jour de l’enterrement de la mère. Tout se joue ensuite dans la cuisine familiale, espace étroit et saturé. La fratrie se retrouve avec ses morts, ses rancunes et ses mots comme des lames. .
C’est du théâtre qui pulse au rythme du lait sur le feu - à deux doigts de déborder, et pourtant tenu d’une main ferme et tendre. L’écriture de Frédérique Voruz (aussi à la mise en scène et dans le rôle de la sœur aînée), va droit au nerf.
Ses personnages parlent vite, se coupent, s’attaquent. Le rire affleure, grinçant, vital, jamais décoratif. Les non-dits éclatent comme des verres qu’on ne ramasse pas.
La mère, pourtant trépassée, demeure omniprésente: fantôme intime, figure structurante, dont on ne se libère pas si aisément.
Par son attention portée aux ratés du langage, aux mots qui font symptôme, la parole familiale se transmet ici autant qu’elle enferme. La pièce ne juge pas ses personnages; elle les regarde lutter, maladroitement, pour sauver quelque chose du lien.
Un geste théâtral à la fois corrosif et profondément humain, pour que la scène reste un lieu de transformation du réel. Entretien avec Frédérique Voruz.
On sent un souci central portée au langage, à ses ratés, ses équivoques. Cette manière singulière dont un sujet se raconte – tout l’héritage lacanien.
Frédérique Voruz: Tout a commencé avec mon premier spectacle, Lalalangue, un solo autobiographique conçu comme un témoignage de fin d’analyse. «La lalangue», c’est le terme de Lacan* pour désigner ce dictionnaire intime, familial, ces mots qui n’ont de sens que pour une lignée. Ce premier opus était un acte assumé.
Le Grand Jour est arrivé de manière moins consciente, mais il est le fruit direct de cette expérience. L’analyse m’a permis de forger un langage hybride, fait de ma langue familiale, de la conscience analytique et de la parole théâtrale.
Lacan parle du mot qui se loge dans le corps et y provoque un malaise; la psychanalyse est l’enquête pour le déloger. Cette primauté du langage résonne profondément avec le travail de l’artiste. C’est devenu mon matériau premier.
Dirigeant le spectacle, je me suis naturellement attribué le rôle de la sœur aînée décryptant la manière dont les autres se disent. Des amis proches m’ont d’ailleurs confié: «Toute cette fratrie, c’est un peu toi à différents âges.»
Il y a une part de moi dans chaque personnage. En tant que petite dernière dans ma propre famille, j’avais besoin d’incarner celle qui était la plus éloignée de ma position pour la jouer avec justesse.
Oui, c’était un clin d’œil. Je voulais montrer la cruauté de cette famille ne sachant communiquer qu’essentiellement par la violence. C’est pour cela que j’ai introduit des chants en harmonie: l’harmonie, impossible dans la parole, devait tenter de naître dans la musique. Je refusais la réconciliation facile et caricaturale.
La tentative de réconciliation est musicale, sachant qu’au fond, rien n’est vraiment résolu. Quant au personnage de la psychologue spécialisée, il offrait une cible parfaite pour les piques acerbes de Benoît, le frère.
La mère était très bigote, il me fallait cette dimension catholique. C’était une manière de lui rendre hommage pour mieux s’en émanciper à la fin, avec un chant original que j’ai écrit, et composé par Eliot Morel. Il me fallait une mélodie d’une grande douceur, d’une beauté presque fragile, pour qu’elle soit immédiatement «chiffonnée» par la dispute familiale.
J’aimais l’image de cette famille momentanément unie sous le parapluie, avant l’éclatement. Bien sûr, la scène d’Hamlet mise en scène par Thomas Ostermeier m’a traversé l’esprit, mais j’ai opté pour ne pas me l’interdire, car l’image du Grand Jour est très différente.
Cette pièce est née d’une conversation avec Simon Abkarian**. Je lui parlais de mon désir d’écrire sur une fratrie, sans trouver la situation. Il m’a lancé: «Fais un enterrement, toi tu saurais.» Et immédiatement, la cuisine s’est imposée.
J’ai toujours besoin de savoir où se passe l’action pour écrire. La cuisine, c’est les coulisses de l’enterrement, le fief absolu de la mère. Elle y a passé sa vie. Je voulais cet endroit étriqué, étouffant.
Au début, j’imaginais même des murs qui se resserreraient. Finalement, le sentiment d’enfermement est là sans cela. Les comédiens trouvaient le lino trop petit ; j’ai insisté. Il faut cette cuisine dont ils voudraient s’échapper et où ils sont piégés.
Je ne suis pas partie avec une thèse sur les rites contemporains. C’est venu de manière plus organique. Dans ma famille, les rites se sont dissous, on ne sait plus se parler. J’ai enterré mon père l’an dernier, bien après avoir écrit la pièce, et j’ai eu l’impression étrange de vivre ce que j’avais décrit.
Je voulais montrer cette incapacité à «se tenir», même un jour qui l’exige. Ils bâclent constamment le rituel. C’est une fratrie mal élevée, autarcique, qui ne sait pas comment se comporter en société, même face à la mort.
Absolument. J’ai écrit ces rôles avant de voir Festen*** signé Thomas Vinterberg. Il me fallait ces observateurs pour rendre tangible la folie familiale. Je voulais aussi montrer la différence de traitement entre l’homme et la femme venus de l’extérieur: la conjointe est ignorée, le conjoint est traité avec une condescendance amusée.
Pierre devait incarner la douceur. Dans ma famille, la violence est plutôt féminine; je trouvais beau qu’elle émane ici d’un homme. Et voir ce yogi exploser montre à quel point cette famille corrompt tout ce qu’elle touche.
C’est venu intuitivement. Simon Abkarian, après une représentation, m’a dit: «Elle se comporte comme un vieux macho patriarcal!» À l’origine, Julie, sa compagne, ne se rebellait pas. Il m’a poussée à écrire cette scène: «Il faut son plaidoyer, sinon c’est irrespirable.»
C’est délicat, car nous sommes dans une ère de libération de la parole des femmes, cruciale. Mais mon analyse m’a aussi appris que les femmes pouvaient avoir des comportements pervers, violents. Dans cette famille, la violence vient beaucoup d’elles. Comme le dit Simon au début: «Incroyable cette mère, elle qui était si peu une femme.»
Il est venu de mon inconscient, comme souvent. C’était ce jour tant attendu où la mère claque. Et en même temps, ce n’est pas si simple. Comme le dit Benoît: «Je pensais que ma mère était enterrée depuis longtemps.»
Il y a l’idée de mettre au jour, en pleine lumière. On me dit parfois que mon écriture en dit trop, qu’elle est trop littérale, crue. Je l’assume. Je mets au jour les tréfonds d’un inconscient familial torturé.