Mémoires et traumas made in America

Créée au Festival d’Avignon 2024, la pièce conjugue sonorités psychiques, chorégraphies viscérales et déconstruction narrative.
Fidèle à l’esprit faulknérien, la metteure en scène embrasse les monologues kaléidoscopiques et les temporalités fragmentées du récit, tout en imprégnant la scène d’une densité visuelle, cinématographique et sensorielle.
Entre projections vidéo, références multiples et une maison coloniale fantomatique, l’espace scénique devient un personnage à part entière, un écran de projections à l’image d’une immense affiche changeante, symbolisant les ambitions déchues de Thomas Sutpen et les fractures de la société sudiste.
Dans la société esclavagiste du Mississipi au début du 19e siècle, où le pouvoir et le prestige sont aux mains des planteurs, Sutpen a un projet. Brutal et insensible, ce Blanc d’origine pauvre traite les autres comme des pions à manipuler pour son dessein: créer une plantation et y établir sa dynastie.
La direction d’actrices et d’acteurs donne une dimension hypnotique et méditative à cette fable où s'entremêlent déclin, racisme et mémoire collective
Tandis qu’Armel Malonga, musicien live, enveloppe l’ensemble de boucles sonores entre groove et désolation, les corps des interprètes dansent au rythme tonique des ombres de l’histoire, entre coupé-décalé, krump et tableaux hallucinés.
Cette adaptation restitue l’essence du texte: un miroir sombre et tourmenté de l’Amérique esclavagiste. Mais aussi les échos contemporains des tensions et héritages d’une société bâtie sur l’exclusion.
Entretien avec Séverine Chavrier
Qu’est-ce qui vous attirée dans ce récit fragmenté et choral sur le Sud américain signé du Prix Nobel de littérature 1949, William Faulkner?
Séverine Chavrier: Je suis fascinée par son utilisation du courant de conscience. C’est une technique narrative visant à retranscrire le flux désordonné des pensées, émotions et sensations d’un personnage en temps réel, afin de nous immerger dans son esprit.
Elle insuffle une complexité et une profondeur à l’être humain pour approcher parfois une intuition de vérité. C’est magnifique.
Se débattant avec un système patriarcal, les personnages féminins de femmes-mères m’ont profondément touchée dans l’œuvre de Faulkner.
Prenez Caroline Compson, la mère dans Le Bruit et la fureur (1929), figure tragique et reflet d’une société sudiste immobile et en ruine.
Dans Absalon, Absalon! (1936), il y a notamment la femme papillon, Ellen, la première épouse de Thomas Sutpen, broyée par l'univers brutal de son époux et par la dureté de la plantation.
J’ai lu Absalon Absalon! à travers le regard d’Edouard Glissant notamment grâce à son livre Faulkner, Mississipi.
Pour lui, ce roman raconterait l’impossible fondation et légitimité des États-Unis. Du fait d’un double viol: la traite des Indiens et l’esclavage des Noirs. Cette question politique est bien au cœur de l’histoire familiale sur plusieurs générations du récit.
Étudiant en école préparatoire de lettres à Paris en option théâtre, Pierre Artières-Glissant, petit-fils d’Edouard Glissant, joue d’ailleurs le rôle d’Henry, le fils de Thomas Sutpen dans cette pièce.
N’évoque-t-elle pas l’esclavage et le métissage tout en s’inspirant des écrits du poète et philosophe martiniquais pour dire aussi le racisme dans notre monde?
Parmi les axes principaux qui ont guidé ce travail, on trouve la question du patriarcat et de l’oppression qui perdurent.
Historiquement, l’abolition de l’esclavage n’a pas signifié la déclaration humaniste que l’on pouvait attendre, mais bien une déclaration de guerre contre les Noir.e.s. En fait, l’oppression systémique se poursuit sous différentes formes*.
Dans Absalon, Absalon!, à travers la figure du père et sa folie dangereuse d’engendrement, la question de la goutte de sang noir et des origines afro-américaines de l’un de ses fils, se traduit toute la question patriarcale et de l’oppression américaine et occidentale sur les peuples.
Un autre axe est présent autour de la question des fantômes.
Comment à trois générations de la fable, l’on raconte une histoire avec cette contamination par les fantômes. Certaines scènes de la pièce sont littéralement hantées.
Le théâtre n’a-t-il pas beaucoup à voir avec les fantômes?
Il s’agit d’éprouver comment le plateau par des dispositifs vidéo avec notamment des caméras infra-rouges peut répondre à cette question des fantômes.
Ceci à travers cette maison impossible de Thomas Sutpen qui n’est en définitive qu’une façade. Une sorte de machine à broyer de l’image comme l’est la société américaine parmi d’autres.
Cette démarche est voulue fidèle à l’écriture de Faulkner où les traumas du Sud coïncident avec des traumatismes intimes de l’écrivain au fil d’un chassé-croisé permanent.
Chaque performeur.euse de la pièce a aussi cherché dans propre histoire.
En témoigne l’un des acteurs, Jérôme de Falloise, évoquant la ville de sa famille, La Rochelle, et son rôle dans la traite transatlantique.**
Sans oublier Armel Malonga, le compositeur musicien originaire de République Démocratique du Congo parlant des conflits et exactions marquant son pays d’origine.
Assurément. Il existe un lien rémanent, pluriel et essentiel avec l’enfance dans l’œuvre de Faulkner.
L’auteur donne un véritable regard à l’enfance. Il faut voir ici comment la scénographie passe de la grande demeure spectrale à la maison de poupées.
Gardons à l’esprit le chemin parcouru dans la langue et l’univers de l’auteur. En partant de son premier roman, Le Bruit et la fureur pour arriver à La Trilogie des Snopes***. Je voulais que le spectacle raconte quelque chose de cette évolution.
Ce lâché de Coca emblématise l’omniprésence des États-Unis dans la mondialisation actuelle. Cette dernière est pour partie héritière de ce premier capitalisme sauvage voyant Sutpen débarquer sur une terre en friche où tout reste à bâtir.
Le lien avec notre aujourd’hui se fait par la représentation d’ateliers clandestins de manutention en sous-sol de la demeure.
La chute des bébés en celluloïd, elle, traduit la folie d’engendrement marquant le héros et sa phobie de son enfant métisse. Or il ne parvient pas à assurer sa descendance par un fils hériter blanc qui légitimerait toute sa lignée.
À travers cette première scène, il me tenait à cœur d’évoquer dans le temps présent même de la représentation le fait que l’esclavage se perpétue par une oppression sociale et économique.
La distribution entière passe d’ailleurs par ses ateliers clandestins. Avec des masques et des charlottes jetables. Il y a tout un jeu de mise abyme entre le réel et la fiction.
Lorsque que Sutpen va chercher ses ouvriers et ouvrières, chaque interprète se présente à la caméra infrarouge comme au fil d’une sorte de générique. Ceci avec des éléments véridiques tirés de leur propre biographie.
Que l’on songe à Daphné Biiga Nwanak férue de phénoménologie de l’esprit, attestant qu’elle a réellement étudié la philosophie avant de devenir comédienne.
Et Annie Mercier témoignant à la création de ce qu’on lui avait dit ne jamais pouvoir être actrice. De fait, chaque interprète règle ainsi ses comptes avec ses pairs.
Absalon! Absalon!
Du 17 au 29 janvier à La Comédie de Genève
Séverine Chavrier, mise en scène et adaptation, d'après William Faulkner
Avec Pierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Adèle Joulin, Alban Guyon, Jimy Lapert en alternance avec Deborah Rouach, Armel Malonga, Christèle Tual, Hendrickx Ntela, Ordinateur, Laurent Papot et la participation de Maric Barbereau en alternance avec Remo Longo.
Informations et réservations:
https://www.comedie.ch/fr/absalon-absalon
* L'abolition de l'esclavage en Amérique en 1865 a marqué le début d'une série de systèmes de substitution qui ont maintenu des millions d'Afro-Américain.e.s dans des conditions d'oppression aux États-Unis. Une analyse critique révèle ainsi que cette abolition n’a pas marqué la fin de l’exploitation économique, sociale et institutionnelle des Noirs Voir: Douglas A. Blackmon, Slavery by Another Name, 2008, ndr.
** Derrière Nantes, La Rochelle est le deuxième port de la traite transatlantique en France. Pour La Rochelle, ce commerce s’étend 1594 à 1787. Il concerne la déportation de 160’000 Africain.e.s noir.e.s en 447 expéditions (Wikipedia). Voir aussi Annick Le Douget, Juges, esclaves et négriers en Basse-Bretagne, 2000 et l’Association Mémoires des esclavages, ndr.
*** Le Bruit et la Fureur dépeint la décadence d'une aristocratie sudiste, la chute de la famille Compson incapable de s'adapter aux changements économiques et sociaux, tandis que la Trilogie des Snopes présente l'émergence d'une nouvelle classe opportuniste, incarnée par les Snopes, qui exploite le capitalisme naissant pour asseoir sa domination, ndr.