Objets resitués, mémoire restituée

Publié le 13.11.2025

Comment raconter l'Histoire par soi-même, malgré le H majuscule qui nous distancie d'elle?

Le nouvelle création d'Agnès Limbos, Les lettres de mon père, présentée du 21 au 30 novembre 2025 au théâtre des Marionnettes de Genève (TMG), explore cette question grâce à l'art du théâtre d'objet.

Fidèle à sa pratique, Agnès Limbos y met en parole et en mouvement des jouets, des maquettes, des meubles, figures muettes animées de vie auxquelles s'ajoutent des lettres, écrites par son père de 1960 à 1961.

Dans une époque où nous condensons nos échanges dans l'espace de stockage d'un seul et même objet - portable, ordinateur - ce spectacle diffracte et déploie dans l'espace du théâtre des lettres dont le papier nous est montré, exposé.

Ces lettres sont celles d'un père colonisateur, pris dans les troubles d'une Histoire violente, ordonnée par un discours racial ayant justifié d'innombrables prédations. Agnès Limbos a choisi de déplier cet ordre, pour mieux comprendre l'abandon qu'elle et ses frères et sœur ont subi une fois rapatrié·e·s en Belgique, lorsque leurs parents sont repartis au Congo.

Apparaît alors la complexité d'une société belge qui, à sa façon, a souffert de la colonisation par la violence qu'elle fait subir au langage, au lien.

Remettre en scène ce vécu, dans la tonalité tragi-comique du clown, apparaît alors comme la seule réponse à l'oubli où nous risquons à tout moment de plonger.

Entretien avec Agnès Limbos



Depuis vos débuts, votre œuvre est travaillée par des thèmes autobiographiques. Mais avec la création Les lettres de mon père, c'est la première fois que vous utilisez frontalement des archives familiales - en l'occurence, des lettres que votre père vous envoyait lorsque vous étiez enfant. Pourriez-vous nous raconter le contexte de cette création, et le rôle que de telles archives ont joué pour vous ?

Agnès Limbos: Ça s'est passé pendant le Covid, quand on avait du temps à ne rien faire, que les contrats étaient supprimés et qu'on restait chez nous, à trier nos tiroirs.

À ce moment, j'ai eu l'idée de reprendre des lettres qui avaient été écrites de septembre 1960 à juin 1961 par mon père, depuis le Congo.

Quelque temps auparavant, des chercheuses portugaises m'avaient contacté pour connaître l'impact du colonialisme dans mes œuvres. J'ai eu l'occasion d'échanger avec elles, et ça s'est terminé par l'édition d'un livre où elles ont rassemblé les témoignages de différents artistes, en lien avec la question coloniale *.

Dans un de mes spectacles, Ressac, j'évoquais déjà un peu le colonialisme. Des gens arrivent sur une île et se disent «on va en profiter, on va planter des palmiers, on va exploiter». C'est suite à ce spectacle que les chercheuses portugaises m'ont questionné et je leur ai donc raconté que moi-même, j'ai vécu au Congo belge en 1959, avant l'indépendance de 1960.

À l'indépendance, nous avions dû fuir, mais mon père est ensuite retourné vivre au Congo pour son travail, et ma mère a décidé de l'accompagner.

Lors du processus d'indépendance, il n'y a pas eu beaucoup de violence, mais quand même, c'était latent. L'ONU protégeait la capitale, Léopoldville, qui après est devenue Kinshasa.

Donc, nous, les cinq enfants, on a été confiés à notre oncle, qui était le frère de ma mère, et curé d'un petit village en Belgique, où nous avons vécu avec lui pendant un an. Durant ce temps, mes parents étaient au Congo. Mon père nous a donc écrit des lettres pendant toute cette année-là et ces lettres sont restées en partie chez moi, en partie chez d'autres.

J'ai donc décidé de rassembler toutes les lettres que je pouvais trouver, en sollicitant les membres de la fratrie. J'ai pu compiler à peu près une quarantaine de lettres.

La question autobiographique est toujours un peu présente dans mon œuvre, parce que finalement, mes spectacles sont toujours influencés par la vie. Ça veut dire que je parle de moi.

Pour Les lettres de mon père, j'ai construit pour la première fois une marionnette, pour me représenter à l'âge de huit ans, à l'époque où j'ai reçu ces lettres.


Vos précédent spectacles privilégiaient la récupération d'objets à leur fabrication. Pour ce spectacle, une marionnette a été conçue avec la collaboration de deux marionnettistes, Natacha Belova et Marta Pereira. Comment avez vous vécu ce pas vers la création plastique?

Je travaille tout le temps avec des objets, dans tous mes spectacles. Ils sont très présents, qu'ils soient grands, petits, qu'ils soient manipulés sur une table ou dans l'espace. C'est vraiment ma marque de fabrique depuis 40 ans.

Dans d'autres spectacles, il y avait déjà des marionnettes, très brièvement. Mais ici, je voulais vraiment que cette marionnette ait du sens: que je sois représentée, enfant, par elle. J'ai donc sollicité Natacha et Marta.

Je ne sais pas faire des marionnettes, je n'ai jamais fait ça. Donc ça m'a pris plusieurs mois, parce que c'est parti de l'argile, sculpter la tête, après il faut mouler, etc. C'est tout un protocole que m'a enseigné Natacha Belova, qui est une grande spécialiste de ça.

Elle m'observait, elle me donnait des conseils, parce qu'à un moment donné, la marionnette, elle avait 80 ans, je n'arrivais pas à ce qu'elle ait 8 ans!

Natacha a été drastique, elle a coupé une partie de la tête, et tout d'un coup, de 80 balais, la marionnette avait 8 ans! C'était tout un travail où j'ai appris beaucoup de choses. C'était assez bien pour moi d'être en introspection, avec cette manipulation, cette fabrication de moi-même.


Depuis quelques années, la mémoire de l'époque coloniale, des crimes coloniaux, est questionnée à travers la charge symbolique de l'objet, par exemple avec le déboulonnage de statues de Léopold II, ou dans les mouvements de restitution d'objets et biens culturels africains. Cette actualité-là vous a-t-elle influencé?

Oui, je suis tous ces mouvements, aussi parce que le Congo, c'est quelque chose qui est encore très réel pour moi.

En Belgique, par exemple, on peut faire des circuits de décolonisation, où on nous montre les statues, on nous montre les rues, portant le nom de tous ces gens qui ne sont pas des héros, mais des meurtriers...

Moi ça me touche beaucoup, parce j'ai été élevée par des parents qui étaient des braves gens, très idéalistes, et qui sont allés en Afrique non pas pour piller, mais pour "éduquer les Noirs", comme mon père disait. Mais cette éducation-là a effacé toute leur culture.

Quand j'étais enfant, j'ai été confrontée à ça, car on était à l'école chez des missionnaires, en brousse. Dans ma classe, il n'y avait que trois enfants Noirs, ils ne pouvaient aller à l'école que parce qu'ils étaient baptisés. La religion était tout le temps là, comme raison d'"éduquer" les Noirs.

En Belgique, l'histoire du colonialisme est vraiment ancrée en nous. Elle fait partie de nous. Quand je joue en Belgique, il n'y a pas une fois où quelqu'un, après le spectacle, ne vient me dire "j'ai eu un oncle, un père au Congo"... Nous sommes tous·tes liés.

Je pensais que ça allait être quelque chose d'un peu privé, ce spectacle, mais en fait, pas du tout. Il y a des dégâts collatéraux aux colonialisme. Les enfants sont les premières victimes, mais pas que. Les familles sont complètement explosées.

On a des traumas qu'on met des siècles à réparer.


Votre spectacle accorde une certaine importance à la matérialité de ces lettres, montrées elles aussi à titre d'objets. Dans une video de présentation du spectacle sur internet, nous pouvons voir les dessins de votre père accompagner son écriture. Ce sont des images humoristiques, proches de la bande-dessinée.

Mon père a toujours dessiné des croquis et des caricatures. Ces dessins ont été faits pour nous faire rire, mais en même temps, il nous décrivait tout ce qu'il y avait sur place: les tanks, l'armée, les gens qui manifestaient pour que Lumumba revienne.

Il nous écrivait qu'il avait rencontré Mobutu**. Tout ça a été nommé, on était petits: moi j'avais 8 ans, mon petit frère 5 ans, ma soeur aînée 11 ans. Cette accumulation de choses m'a fait très peur, et je me disais qu'ils n'allaient jamais revenir.

Depuis le Congo, même si ma mère y était, c'est mon père qui a vraiment pris en charge le lien avec ces lettres, avec la description de la réalité et les dessins.


Le thème de l'abandon apparaît souvent dans votre théâtre. Est-ce que vous voyez dans ce travail fait sur l'objet un moyen de réparer un lien qui a été défait?

Enfant, je jouais très peu. Et on peut dire, maintenant, que j'étais une enfant avec des syndromes autistiques: j'étais dans mon fauteuil, je me balançais toute la journée, j'avais une peur phénoménale de l'extérieur. Ma mère m'a toujours dit, "tu n'as jamais joué".

Donc, je pense qu'au bout d'un moment, quand je me suis réveillée et que j'ai commencé à vouloir faire du théâtre, l'objet m'est tombé sous la main, c'est avec ça que j'ai travaillé. Mais je ne savais pas que je faisais du théâtre d'objets! C'était comme une chose naturelle pour moi, de trouver la métaphore de l'objet pour raconter des histoires.

L'objet peut-être est une manière de réparer quelque chose, je ne sais pas.

L'abandonnique, ça c'est sûr, c'est un leitmotiv. Ce trauma que j'ai vécu à 8 ans, il m'a poursuivi, et donc ça perturbe quand même les relations, parce qu'on a toujours peur d'être abandonné.

Peut-être que les objets sont une manière de m'accrocher à une certaine réalité, je ne sais pas, ça peut être un travail de psychanalyse. Mais comme je ne pars jamais de livres ou de théâtre et que j'écris moi-même mes spectacles, c'est l'objet seul qui m'inspire, je pars toujours de lui : ici des lettres, une autre fois, c'est une caravelle de Christophe Colomb...

Il y a dans votre théâtre beaucoup d'humour, qui vient alléger le tragique de l'Histoire.

D'abord, je suis belge, donc nous dans notre pays on a été éduqués un peu en tournant tout en blague ! Pour moi, l'humour, c'est la seule manière d'échapper au tragique. C'est parce qu'il y a du tragique qu'on peut tout d'un coup avoir une dérision. Mais la base est tragique, comme pour les clowns, qui sont des êtres tragi-comiques. C'est un peu tout ça qui est dans le fondement du jeu.

Propos recueillis par Antonin Ivanidzé


Les lettres de mon père
Du 21 au 30 novembre 2025 au Théâtre des Marionnettes de Genève (TMG)

Agnès Limbos, conception, écriture et jeu

Olivia Stainier, témoin privilégié et dramaturgie - Sabine Durand, accompagnement artistique

Joachim Jannin, constructions


Informations, réservations: https://www.marionnettes.ch/spectacle/les-lettres-de-mon-pere



* Enfants d'empires coloniaux et postmémoires européennes, Margarida Calafate Ribeiro et Fátima da Cruz Rodrigues, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2022.

** Patrice Lumumba, leader du mouvement indépendantiste congolais et éphémère premier ministre du Congo durant 2 mois, de juillet à septembre 1960. Il fût assassiné par des milices sécessionnistes katangaises, appuyées par les services secrets belges.
Joseph-Désiré Mobutu, secrétaire d'Etat du gouvernement Lumumba en 1960. Il gravit les échelons militaires, jusqu'à arrêter Lumumba en septembre 1960 pour le livrer quelques mois plus tard au Katanga. Il règne 31 ans sur le Congo, à partir de son coup d'Etat du 24 novembre 1965.