Quelque chose d’Anne Sylvestre en nous

Publié le 10.10.2025

Dans une petite librairie-bar, un piano, des tasses, des disques. C’est là que trois femmes apprennent la mort d’Anne Sylvestre et se mettent à parler-d’elle, donc d’elles. Là où j'ai peur j'irai par la Compagnie de l'Ourag'enchant'é est à retrouver à La Julienne, Plan-les Ouates, du 24 octobre au 2 novembre puis à l'Étincelle, Genève, du 5 au 8 novembre

Il y a la libraire qui se tient droite tout en se sentant flétrie, la businesswoman cuirassée, la funambule en pointes sur la douleur. Et, au piano, un homme qui écoute et accompagne.

Les cœurs s’ouvrent: on évoque les solidarités sororales, le doute, la honte, la maternité, les silences de famille, l’exil intime. Les chansons d’Anne Sylvestre, disparue à 86 ans en 2020, deviennent des ponts, elles rassemblent, bousculent, consolent.

Toutes parlent au présent tant il est pertinent d’écouter les titres d’Anne Sylvestre, artiste féministe et engagée, à une époque où les droits fondamentaux des femmes sont fragilisés en de nombreux endroits de la planète.

Avec ce mélange rare d’humour et de colère, de tendresse et de lucidité. Au fil de cette parole indocile, la chanteuse compositrice et interprète y est une grande chansonnière qui a donné des mots à nos vies.

Rencontre avec Lorianne Cherpillod, comédienne, chanteuse et porteuse du projet.



Votre souhait avec cette création?

Comment une chanson, un poème, un tableau, peuvent bouleverser quelqu’un qu’on ne connaîtra pas? C’est ce mouvement-là que je voulais mettre en scène.

Comment cette idée d’un hommage à Anne Sylvestre est-elle née chez vous?

Je crois que c’est venu par capillarité. Anne Sylvestre m’accompagnait déjà, ses textes, leur poésie, leur tranchant discret. J’avais glissé certaines chansons dans d’autres spectacles: Une sorcière comme les autres, Les gens qui doutent, et ce titre poignant sur le viol en bande - Douce maison, dont l’image m’habite encore («La maison, depuis ce crime, n'a plus d'âme ni de nom/Mais elle n'est pas victime, c'est de sa faute, dit-on.»)

La rencontre déterminante, je la dois à mon amie Pınar Selek, féministe et antimilitariste turque. En travaillant sur un spectacle autour de sa vie, nous avons passé des jours à écouter Anne, à lire ses paroles à voix haute.

Là, je me suis dit: je ne veux pas «faire un spectacle sur Anne Sylvestre», mais partir d’elle pour interroger autre chose: la façon dont une œuvre, au-delà même de la mort de son autrice, continue d’agir sur des vies - celles qu’elle a croisées et celles qu’elle n’a jamais rencontrées.

On parle souvent d’Anne Sylvestre comme d’une fabulettiste. Vous la montrez multiple, politique, sensuelle. Pourquoi cette insistance sur sa pluralité?

Parce qu’elle n’a jamais été une icône figée. Elle a écrit plus de trois cents chansons et, sans se réclamer d’un drapeau, elle a donné des mots aux combats féministes.

Non, tu n’as pas de nom sur l’avortement, bien avant la loi Veil, Frangines contre la rivalité imposée aux femmes, Juste une femme qui scrute le regard des hommes et les violences ordinaires... On est «en plein dedans», dès qu’on parle de peur, de domination, de sororité, de se tenir debout malgré la fêlure.

Je tenais à ce que le plateau laisse entendre cette amplitude, sans la lisser.

Qui sont ces personnages que vous faites entrer dans la librairie?

Quatre êtres que tout oppose au premier regard: une businesswoman blindée, une libraire d’une soixantaine d’années, droite mais intérieurement flétrie, une femme à la rue, Gioia, et Michael, musicien taiseux.

Chacun arrive avec sa carapace. Comme des oignons, on enlève des couches. Au début, c’est l’explosion: ils n’ont pas les mêmes codes, pas la même langue. Puis, à travers le prisme d’Anne, un dialogue s’invente. Ils découvrent ce qui, dessous, les relie: une souffrance enfouie, des deuils, des peurs tues.

Pourquoi Frangines, qui met à nu la rivalité organisée entre femmes?

Parce qu’on en retient l’élan positif: «malgré ce que la société nous impose, retrouvons-nous, sœurs» en est l’esprit. Le spectacle travaille la sororité comme une conquête fragile, pas comme un slogan. Frangines en est la bannière. Frangines est une incantation, un vœu puissant. Malgré tout ce que la société peut faire pour monter les femmes les unes contre les autres, cette chanson est un appel à la sororité.

«Si on se retrouvait frangines/On n'aurait pas perdu son temps/Unissant nos voix j'imagine/Qu'on en dirait vingt fois autant/Et qu'on ferait changer les choses/Et je suppose aussi les gens».

Vous parlez de chansons «déclencheurs». Juste une femme en est un?

Oui. Dans le spectacle, chaque chanson agit sur un personnage. Juste une femme ouvre une brèche: une femme qui a banalisé l’infidélité de son mari («il y a pire») vacille, et une autre avoue qu’elle a été battue.

La chanson n’illustre pas un thème, elle actionne une mémoire, elle met un corps en mouvement. C’est le cœur de la démarche: mesurer l’impact réel d’un texte dans une vie.

Comment avez-vous travaillé l’écrivaine Mélanie Chappuis qui signe le texte du spectacle?

Je lui ai d’abord envoyé une trentaine de chansons et des thématiques: le deuil, la transmission, la peur, la honte, la sororité. Elle a écrit une première version, puis nous avons affûté, ensemble, coupe après coupe.

   Une sorcière comme les autres est devenue un pivot musical: longue (sept minutes), traitée en polyphonie, presque comme une prière. Tout s’arrête, les voix s’enlacent, sans écraser. Ce n’est pas «contre» les hommes; c’est un appel à cohabiter sans hiérarchie.

Pourquoi situer l’action dans une librairie?

Nous souhaitions un huis clos crédible où ces gens puissent se rencontrer. À Genève, le café-librairie Les Recyclables nous a inspirés: un lieu un peu vieillot, familier, avec des livres, un coin musique, du café qui refroidit. Clothilde s’y oublie depuis des années. C’était notre décor naturel.

Anne écrivait aussi - on manipule Coquelicot et autres mots que j’aime dans la pièce -, le livre était à sa place.

On perçoit des décrochages rêve/réalité, un travail de marionnettes...

Oui, tout n’est pas «joué frontal». Certaines chansons appartiennent au réel, d’autres basculent dans la tête. Ça ne se voit pas du tout - pour ne citer qu’elle - se déploie dans l’esprit de Gioia. La lumière change, les marionnettes apparaissent, puis deviennent des personnages.

C’est une façon de montrer comment l’imaginaire, souvent refuge des personnes cabossées, colonise le présent.

On vous entend citer Nietzsche et l’amor fati. Que vient faire «l’amour du destin» dans la fable?

C’est une tentative d’Argenda, un personnage un peu maladroit, pour donner du sens. Chez elle, l’idée fonctionne: elle a traversé la violence conjugale, un avortement qui l’a sauvée, et elle choisit d’aimer son destin pour ne pas sombrer.

Mais lorsqu’elle voudrait consoler Gioia avec le même outil, ça ne prend pas. Le spectacle montre aussi ça: les mots qui aident les uns ne tombent pas toujours au bon endroit chez les autres.

Votre titre dit la peur frontalement: Là où j’ai peur j’irai. Comment circule-t-elle entre vos personnages?

La peur est partout, mais elle prend des masques différents. Certains l’assument, d’autres la nient. Ensemble, ils apprennent à l’habiter. Pas à s’en délivrer, ce serait un mensonge, mais à avancer avec. De ce point de vue, oui, l’amor fati fait écho: aimer ce qui est pour pouvoir bouger.

Parlons musique. Comment avez-vous abordé l’héritage d’Anne sans le figer?

Avec le musicien Marc Berman, que je connais bien, nous avons privilégié la fidélité sensible. Pas de déconstruction systématique: on respecte les lignes, on travaille les voix. Piano et accordéon sont nos appuis, avec des percussions pauvres (la bouche, les objets de la librairie) et un ukulélé que tient Gioia.

L’idée n’était pas d’«actualiser» Anne Sylvestre à tout prix, mais de la laisser résonner autrement, polyphonique, vivante.

La chanson Écrire pour ne pas mourir traverse le personnage de Clotilde. Pourquoi en faire l’axe de sa trajectoire ?

Parce que pour Clotilde, écrire ou dire est une question de survie symbolique. Dans le spectacle, ce motif n’est pas chanté: deux refrains seulement sont dits, comme on confie un secret. C’est le noyau sensible du personnage: faire de la création une façon d’habiter enfin sa propre vie.

Votre compagnie s’appelle l'Ourag'enchant'é. Tout un programme...

Le nom surprend, et tant mieux. On veut d’un théâtre qui remue - ouragan - sans renoncer à l’émerveillement - enchanté. On tisse des ponts entre disciplines : texte, musique, chant. Nos créations s’attachent souvent à des figures réelles (Pınar Selek, Marguerite Yourcenar…) ou à des thématiques de société - les femmes, la maternité, les filiations.

C’est un théâtre populaire au sens exigeant du terme: adressé, partageable, politique parce qu’intime.

Un dernier mot: la situation des artistes après la période COVID. A-t-elle changé?

Je vais être franche: non. Il y a des volontés affichées, des questionnaires, des diagnostics... mais, concrètement, c’est plutôt plus difficile. Les subventions se tendent, les postes se raréfient. On continue, parce que c’est notre manière d’être au monde. Mais il ne faut pas se raconter d’histoires sans moyens, la parole se réduit.

Et ce que chante Anne Sylvestre - la dignité, la nuance, la vie intérieure - se perd en premier.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Là où j'ai peur, j'irai

Du 24 octobre au 2 novembre 2025 à La Julienne, Plan-les-Ouates

Lorianne Cherpillod, conception - Mélanie Chappuis, texte - Madeleine Piguet Raykov, mise en scène

Avec Maria Mettral, Lorianne Cherpillod, Alexandra Marcos, Marc Berman Cie de l'Ourag'enchant'é

Informations, réservations:
https://www.saisonculturelleplo.ch/la-ou-j-ai-peur-j-irai

Autres représentations:

Du 5 au 8 novembre 2025 à l'Étincelle, Genève
Informations, réservations:
https://mqj.ch