Tournoiements soufis, retournements baroques

Publié le 20.10.2025

On raconte que la poétesse iranienne Forough Farrokhzad, enfant, passait ses nuits à contempler les étoiles dans l'idée de les amener sur terre pour en faire des colliers. On pourrait difficilement trouver une définition plus limpide de la poésie, que ce désir enfantin de rassembler vers soi la présence éparse du lointain.

Ramener à un socle commun l'éloignement supposé des traditions orientales et occidentales, c'est ce que tente de faire Sufi's Saraband, programme composé de musicien-ne-s de traditions diverses - grecques, persanes et baroques - à découvrir les 28 et 29 octobre à La Cité Bleue, Genève.

Loin d'effectuer un retour à leurs sources, ces musiciens virtuoses remettent en question l'idée de tradition pour mieux recréer la leur, actuelle et féconde, toujours en dialogue audacieux avec le passé.

Ce passé vivant, c'est Forough Farrokhzad, mais c'est aussi Rûmî, deux inépuisables mystiques chantés pour l'occasion. En Iran, en Asie Centrale mais ailleurs, leurs poèmes continuent d'être récités, célébrés, ravivés, parce que leur langage résiste à un certain état du monde. Sufi's Saraband se propose de mettre en avant cette vitalité-là.

Que ce soit par la calligraphie, la danse, la poésie ou l'instrumentation, ce programme reste fidèle à une dynamique de rassemblement et de générosité partagée, notions qui animent son directeur artistique, Keyvan Chemirani.

Il nous confie ici les cheminements et complicités qui ont abouti à sa réalisation.


Vous êtes un musicien de zarb, intrument de percussion iranien. Vous avez été formé par votre père, Djamchid Chemirani, grand instrumentiste de zarb appartenant à une génération qui a profondément renouvelé cette tradition. Quel a été le point d'inflexion ayant mené à la musique baroque, depuis ce fond traditionnel iranien?

D'abord, cette rencontre avec le baroque est vraiment inattendue pour moi! Souvent, pendant que les musiciens jouent, je ferme les yeux et je suis emporté par cette musique en me disant que c'est une chance, un cadeau de la vie...

Mais au tout départ, effectivement, j'ai cette chance d'avoir comme père un grand maître de percussions iraniennes. Vivant en France, il était sollicité pour collaborer avec divers artistes qui ne venaient pas seulement de la musique, comme par exemple Caroline Carlson, Maurice Béjart, ou encore Peter Brook...

Mon frère Bijan et moi, nous avons donc été marqués par la possibilité, à travers la musique, de pouvoir communiquer, d'échanger, de rencontrer des artistes qui venaient d'autres mondes.

Nous écoutions un peu de musique baroque dans notre enfance, mais c'est vraiment lorsqu'on m'a invité à participer à des ensembles baroques que la rencontre s'est faite. Comme souvent, les affinités sont aussi des affinités humaines. Il y a d'abord eu la création par Leonardo García Alarcón - directeur artistique de la Cité Bleue à Genève - du spectacle Il Diluvio Universal, de Michelangelo Falvetti.

Leonardo m'a associé au processus de création de cette œuvre, et il s'est intéressé à ce qu'est le zarb dans son essence : pas uniquement un instrument qui va marquer les temps forts, les temps faibles, mais un instrument aux couleurs multiples. Il a eu, je trouve, une manière très intelligente d'intégrer cette percussion.

Dans l'ensemble Cappella Mediterranea, j'ai aussi rencontré des personnalités avec qui il y a eu des coups de foudre musicaux, comme par exemple le théorbiste Thomas Dunford - qui d'ailleurs fait partie du projet Sufi's Saraband.

Pour saisir le lien entre la musique iranienne et la musique baroque, je me suis aperçu que malgré leurs grandes différences, il y avait quand même beaucoup d'affinités... D'abord, les instruments de la musique traditionnelle classique persane sont des instruments très intimes. C'est une musique chambriste, avec des instruments qui ont des timbres chauds, tout un travail d'ornementation, toute une richesse d'expressivité qu'on retrouve aussi dans les instruments baroques, souvent ronds, enveloppants.

D'autre part, il y a cette grande place laissée à l'improvisation dans la musique classique d'Orient, comme dans la musique indienne ou persane. On peut en retrouver l'écho dans le baroque, où une vraie liberté est donnée aux artistes d'exprimer leurs sentiments, leur inventivité... Le travail d'ornementation dans la musique persane répond au travail de diminution dans la musique baroque, qui est justement le fait de remplir la mélodie avec des ornementations et des phrasés.

Il y a comme un jeu parallèle, mais ce que je propose n'est ni de la musique baroque, ni de la musique iranienne, c'est simplement quelque chose qui utilise des éléments de ces deux grandes cultures.


Avez-vous eu des difficultés a faire coexister des instruments issus de traditions musicales différentes qui ne sont pas forcément accordés au même tempérament? Je pense au saz, joué par votre frère Bijan Chemirani, et au clavecin, joué par Violaine Cochard.

Ce que j'aime, quand je travaille avec des musicien-ne-s qui sont issus de différentes familles musicales, c'est de ne pas trop les déplacer dans leur manière de s'exprimer. C'est plutôt dans la composition qu'il va y avoir des déplacements, qui les amènent vers des choses qu'ils-elles n'ont pas l'habitude de faire. Par exemple, le travail sur les métriques impaires, c'est très commun pour les musiciens orientaux, mais pas du tout pour les musiciens baroques. Donc là, il y a un vrai dépassement!

Mais pour ce qui est des tempéraments, des phrasés et des manières d'ornementer, je veux que chacun soit dans son langage. Pour notre musique, on a choisi un accordage tempéré avec les instruments baroques. Mais pour un prochain projet, il serait intéressant de se plonger dans les différents tempéraments possibles pour ces instruments… C’est quelque chose que je n’ai pas encore fait mais qu'il serait intéressant de travailler.


Dans bon nombre de vos projets, il y a un aspect ludique, comme une joie communicative laissant tout le monde participer au jeu...

Je trouve que dans la musique, le plaisir, qu'il soit gai ou grave, c'est quand même quelque chose d'important. On n'est quand même pas sur scène pour souffrir! On peut communier ensemble sur scène sans lisser nos personnalités artistiques, et c'est ça qu'il faut essayer de trouver quand on fait se rencontrer des gens qui viennent de cultures différentes.

C'est-à-dire qu'il faut travailler à ce que chacun trouve des choses en commun à partager, sans faire de concessions sur son âme et sur ce qu'il a à donner de fort et qui est susceptible de nous émouvoir. Il faut trouver cette place où chacun reste fluide dans son langage, en faisant sens commun avec les gens autour.

Et c'est formidable d'avoir autour de soi de grands artistes, d'être entouré par des gens qui sont d'incroyables musiciens. Ils ont ce pouvoir, au-delà des styles musicaux, de toucher tous celleux qui les entourent. Ça fait partie vraiment de cette magie, je trouve, qui nous attache à ce genre de projet : sentir que les musiciens sont éblouis par les autres sur scène et que ça leur donne envie d'être tout aussi généreux, de donner de leur savoir et de leurs émotions.


Le titre de votre concert, Sufi's Saraband, invoque une danse qui a essaimé dans toute l'Europe du XVIIe siècle, depuis l'Espagne. Comment avez-vous tissé, aux côtés de la danseuse derviche Rana Gorgani, des liens entre cette danse occidentale et la tradition mystique soufie?

D'abord, ce titre est un petit clin d'œil à un projet qui a été très important pour moi, réalisé avec Thomas Dudford et le claveciniste Jean Rondeau, qui s'appelait Jasmine Toccata. Avec le jasmin qui est une couleur orientale, et la toccata qui est une composition baroque, occidentale, il y avait déjà cette envie d'associer deux mots venant de deux mondes différents. Le titre Sufi's Saraband explore la même idée.

L'envie dans ce projet-ci est de s'intéresser à la mystique persane, et à travers elle au poète Rûmî. Rûmî, c'est l'un des plus grands poètes persans, adoré et vénéré par tous les Iranien-ne-s, quel que soit leur statut social, leur positionnement dans la société. Que l'on soit maçon, docteur, intellectuel, tout le monde connaît les poèmes de Rûmî, et beaucoup de phrases sorties de ses poèmes sont intégrées à la vie de tous les jours, pour colorier ou résumer un moment de la vie.

Et il se trouve aussi que Rûmî, c'est important de dire, était un professeur de religion qui enseignait dans les madreseh, les écoles coraniques... Il va alors rencontrer un maître spirituel qui s'appelle Shams, qui l'incitera à changer, à faire une sorte de révolution intérieure... Rûmî dira de lui-même "j'étais cru, je devins cuit, puis je fus calciné". Il va y avoir deux transformations, mais la première va s'opérer par la danse : lui et son fils vont créer le samā, qui est cette danse spirituelle, absolument spirituelle, où on tourne sur soi-même, qui va donner l'ordre des derviches tourneurs.

Donc la danse, et en particulier la danse mystique soufie a une place très importante dans la vie de Rûmî. Intégrer ses poèmes à la danse de Rana Gorgani, ça me semblait une évidence. J'ai ressenti une grande émotion en la regardant tourner, et une grande force dans ce qu'elle proposait, qui est une danse assez sobre finalement. Quand vous tournez sur vous-même, c'est certes répétitif, mais il y a une densité rare dans ce qu'elle fait, que j'ai trouvé intéressante à intégrer au programme.


Comment avez-vous articulé la poésie classique de Rûmî avec la modernité de la poésie de Forough Farrokhzad, dont la poésie a un autre rapport à la métrique?

Le rythme de la langue persane - comme toutes les langues, à leur manière - est très singulier. Écoutant enfant mon père parler, j'ai été très vite intéressé par la musique de cette langue. L'une de mes premières oeuvres s'appelait d'ailleurs Le rythme de la parole, où j'avais mêlé des poèmes persans, des poèmes d'Inde du Sud, et des poèmes Wassoulou, d'Afrique de l'Ouest. Ce rapport prosodique m'a toujours intéressé, et je trouve fascinant ce qui se joue en dehors de la compréhension des mots.

Rûmî, comme Hafez et d'autres poètes de cette époque, ont un rapport prosodique, rythmique à leur langue, et c'est aussi ça qui m'intéresse. Forough Farrokhzad a été très imprégnée de cette culture des grands maîtres mystiques du XIIe et XIIIe siècle iranien et il y a sans arrêt des références à leur poésie. Mais sa poésie est un peu plus de la prose, elle se détache de ce travail rythmique.

Aussi, Forough Farrokhzad est quelqu'un de très important pour les Iraniennes et les Iraniens. Je l'ai découverte lorsque j'ai écrit un opéra qu'on a créé à Berlin, au Deutsche Opera, qui s'appelait Negar, qui commençait par un poème de Forough Farrokhzad. J'ai alors compris que c'était la première poétesse qui a parlé de la femme, de sa position dans la société, de ses rêves, de ses souhaits, de son désir, de son corps, la première féministe. C'est une artiste importantissime.

J'ai été très sensible et très bouleversé par ce qui s'est passé il y a quelques années autour du mouvement Femme Vie Liberté. Je trouve qu'elle est dans la matrice même de ce mouvement, de ce travail d'émancipation des femmes par rapport au joug posé par l'homme - joug qui n'existe d'ailleurs pas seulement en Iran, mais aussi en Occident. Il y a donc dans sa poésie quelque chose de contemporain. À travers cette œuvre poétique, il m'importe de rendre un hommage à ce mouvement, tout en faisant un clin d'œil temporel, un jeu de miroir entre deux immenses poètes, si importants pour les Iraniens et Iraniennes.


Votre concert mêle danse, musique et calligraphie. Au-delà du dialogue des mondes entre les instruments, comment avez-vous su concilier ces différents médiums?

Dans la calligraphie, justement, on a la poésie, on a la danse, on a la musique, parce qu'on a vraiment ce roseau qui danse sur le papier. J'ai tenu à ce qu'on voie sur des projections la main en action de l'artiste Bahman Panahi. Je lui ai demandé parfois de faire des choses très stylisées, et il l'a fait. Il s'y est prêté avec beaucoup de gentillesse, mais lui, il préfère une interprétation plus contemporaine de la calligraphie... Il a fait un travail remarquable.


Comment vous situez-vous par rapport aux questions de modernité et de tradition, qu'elles soient persanes ou occidentales? En écoutant vos projets musicaux, on se demande si ce ne sont pas de faux problèmes...

Pour moi, la musique traditionnelle, c'est une musique qui est vivante, c'est une musique d'aujourd'hui. Bien sûr, elle va puiser dans ses racines, mais elles ne cessent d'évoluer. En Iran, la musique traditionnelle a complètement changé au fil du temps, même si on se base toujours sur les mêmes morceaux.

D'abord, il y a une grande place laissée à l'improvisation. Et puis, en utilisant les éléments de langage et tous les codes de la musique modale, il y a énormément de compositions qui sont faites. Donc, on réinvente cette musique, on se l'approprie.

Encore une fois, à aucun moment, je ne me revendique comme étant quelqu'un qui fait de la musique persane. J'utilise des éléments de langage de cette musique, j'en suis imprégné, elle me bouleverse. Mais pour moi, à la limite, la musique traditionnelle n'existe pas. Il y a de la musique et il y a des personnalités. Et une personnalité ne représente pas, pour moi, une tradition. Elle ne représente qu'elle-même. Se représenter d'une tradition, c'est beaucoup trop grave, trop large, c'est un poids énorme.

Un musicien, il a son vécu. Il a ce qu'il pense sur son moment. Il a l'énergie qu'il a sur le moment. Il peut être triste, ou gai, ou avoir de la colère. Ça va nourrir sa musique. Comme je vis en France, ma culture, c'est un patchwork et ma nourriture à moi, c'est le jazz, c'est la variété, la pop, la musique baroque, la musique classique, la musique contemporaine.

Toutes les musiques du monde. Il faut juste faire de la musique et essayer de faire du sens. La question du sens, elle est importante. Alors, comment faire du sens? Ça, c'est le mystère.

Propos recueillis par Antonin Ivanidzé


Sufi's Saraband

Les 28 et 29 octobre 2025, à La Cité Bleue, Genève

Ensemble The Modal Experience

Keyvan Chemirani, zarb, santour, percussions, composition et direction artistique
Aida Nosrat, chant persan
Thomas Dunford, archiluth
Violaine Cochard, clavecin
Sokratis Sinopoulos, lyra
Bijan Chemirani, zarb, lafta,saz, percussions
Rana Gorgani, danse soufie
Bahman Panahi, artiste, musicalligraphie
Nahal Tajaddod, conseil artistique sur les poèmes
Léo Petrequin, création lumières


Informations, réservations :
https://lacitebleue.ch/evenement/sufis-saraband