Une femme en colère

Publié le 24.11.2025

Du 2 au 7 décembre, le Théâtre du Loup accueille Inconditionnelles, la première mise en scène du comédien Pierre Boulben, créée en septembre aux Halle de Sierre.

Le texte du dramaturge et rappeur Kae Tempest se déroule intégralement entre les quatre murs d’une prison. En prise avec ses blessures et ses démons, Chess, jeune femme battue et condamnée pour meurtre y a trouvé l’amour, sous l’oeil attentif d’une éducatrice qui veut l’aider.

Mais il en faut plus à à cette jeune femme pour se projeter dans un avenir pastel. «Une toxico, une voleuse et une putain de tueuse. Tu crois qu’une d’entre nous voulait que les choses se passent comme elles se sont passées?» crache l’écorché vive à ses nouvelles amies.

Pour porter cet immense personnage, Kae Tempest trempe généreusement son texte dans la musique - allant jusqu’à adjoindre des partitions à l’édition. Cette option a séduit Pierre Boulben, qui a néanmoins opté pour une variante pour violons et violoncelle, là où Tempest parle et groove urbain.

Sur scène, trois comédiennes et trois musiciennes jouent et se jouent des carcans du drame carcéral.

La parole à Pierre Boulben



Les spectateur-trice-s du Fantasio de Laurent Natrella* vous ont découvert comédien, et très à l’aise aux claviers, à la batterie et à la trompette. Or la musique joue un rôle important dans Inconditionnelles, votre première mise en scène. Est-ce une coïncidence?

Non, avant même de découvrir Inconditionnelles, je savais que la musique serait importante dans ma première mise en scène. Et je vous confirme avoir beaucoup pratiqué la musique, et qu’elle occupe une grande place dans ma vie. 


Qu’est-ce qui vous intéresse chez Kae Tempest en général, et dans ce spectacle en particulier?

Je ne connaissais que son livre Les Nouveaux Anciens, avant de découvrir l’artiste musicale. A mesure que je m’immergeais dans son travail, cette pièce s’est imposée à moi: la musique est un élément vraiment agissant dans l'histoire et dans la dramaturgie.

Et il y a de la musique quasiment tout le temps dans la pièce.


L’auteur s’exprime dans l’univers du rap et du slam. Vous choisissez de l’accompagner sur scène par un trio à cordes...

J’ai été formé au conservatoire: le rap ou le slam ne font pas partie de mon apprentissage!

Ensuite, il m’a semblé intéressant de confronter un dialogue entre l’univers urbain de Tempest avec celui de la musique classique.

Avez-vous composé pour ce spectacle?

Le texte publié est accompagné de partitions de Kae Tempest et Dan Carey pour les chansons du personnage principal, Chess. Il y a donc adaptation, création à partir de cette matière.

Et notre équipe a composé pour accompagner des scènes pour lesquelles l’auteur n’avait pas prévu d’accompagnement - avec des influences allant de Little Smiz à Beethoven.

Dans ces moments, la musique agit-elle comme une musique de film?

Elle peut souligner les émotions et transporter le spectateur. Mais comme les musiciennes sont toujours sur scène avec les comédiennes, elle devient comme une quatième voix.

Et elle devient aussi un moteur rythmique pour le texte. À certains moments du spectacle, le rythme passe avant le sens, et je crois que l’on comprend alors tout ce qui se passe dans la pièce.

Comment avez-vous abordé la traduction du texte, notamment pour les parties slammées, conditionnée par une langue urbaine, qu’il est souvent difficile de faire claquer en français aussi bien qu’en anglais?


Je confirme que c’est difficile. D’une manière générale, le passage anglais–français pose des problèmes d’accents toniques, presque absents en français. Nous sommes partis de la traduction existante (Dorothée Munyaneza**, 2020), mais avons adapté quelques passages, car la traduction date déjà de quelques années.

L’interprète de Chess, Léa Gigon, a ajusté certaines phrases pour qu’elles conviennent à son débit, et au rythme.
Nous nous sommes aussi inspiré de rap français, notamment Diam’s, qui s’est avéré être une référence, pour ancrer le rythme dans la langue.

Le personnage de Chess est très crédible dans son incarnation d’écorchée vive qui refuse tout, tout le temps, surtout de l’aide. Était-ce difficile à mettre en scène une telle intensité?

Oui et non. Ce qui est beau, c’est qu’au fil de l’histoire, la pratique de la musique lui permet de dire oui. Les scènes musicales sont pour elle des moments d’ouverture. L’évolution du personnage passe justement par ces instants où elle accepte enfin quelque chose, même si elle revient très vite au refus.

Il n’est pas ici question de révéler la fin du spectacle. Mais cette fin peut déconcerter. L’avez-vous conservée?

J’ai moi-même été d’abord surpris. Nous avons hésité à retirer cette dernière chanson, mais j’ai finalement choisi de respecter la volonté de l’auteur, mais je l’ai conservée, décidant de faire confiance à Tempest.

L’artiste, que j’ai encore vue récemment en concert***, communique énormément autour de l’amour et de l’espoir.

Avez-vous effectué des recherches sur l’univers carcéral?

Oui, nous avons même entrepris des démarches pour une représentation en prison, qui n’a pas abouti - ou pas encore abouti.

J’ai beaucoup lu, dont Emprisonnées, de Audrey Guillet (éd. Libertalia, n.d.l.r.)
Pour autant, je n’ai pas voulu représenter la prison concrètement.

Pas de portes en acier, de barreaux, de latrines sur scène..

Le décor évoque plutôt un concert, pour laisser le texte et la musique porter la dureté de cet environnement. Les trois musiciennes constamment présentes sur scène, les comédiennes, presque. Nous voulions un espace fluide, non réaliste, fidèle au rythme du texte.

Vous avez souvent recours au Nous pour répondre au question. Le travail d’équipe est-il prépondérant dans cette création?

J’ai d’abord travaillé seul, avant que le spectacle ne devienne une création collectif avec mes amies comédiennes et musiciennes - composition avec les unes, travail du rythme du texte avec les autres, puis fusion des deux.

Pour ce spectacle, vous avez créé votre compagnie Nos armes sont nos corps et nos cœur. Quelle est l’origine de cette appellation?

Elle est tirée d’une citation de Victoire Tuaillon dans le livre Nos cœurs sur la table (dérivé du podcast Nos couilles sur la table). Cette phrase résonnait parfaitement avec la manière d’entreprendre ce spectacle: travailler avec des amis, placer l’amour, l’amitié et le plaisir au centre du processus. C’est aussi en lien avec l’univers de Kae Tempest, où l’amour est très présent.

Propos recueillis par Vincent Borcard


Inconditionnelles
Du 2 au 7 décembre 2025
Théâtre du Loup

Kae Tempest, texte - Pierre Boulben, mise en scène - Cie Nos armes sont nos corps et nos cœur

Léa Gigon, Shannon Granger et Joséphine Thurre, jeu - Ariane Issartel, violoncelle - Mathilde Soutter et Anna Swieton (violons)




Informations, réservations:
https://theatreduloup.ch/spectacle/inconditionnelles/


* Production du Fantasio d’Alfred de Mussent par Laurent Nutrella, créée au TKM de Lausanne, en septembre 2023, passé par le Théâtre de Carouge en janvier-février 2024 et qui va être repris bientôt en Suisse romande. Au TKM du 24 février au 1er mars 2026, les 4 et 5 mars au Reflet, Vevey, les 19 et 20 mars à Nuithonie, Villars-sur-Glâne et le 29 avril au Théâtre du Crochetan, Monthey

** L’artiste d’origine rwandaise Dorothée Munyaneza a créé Inconditionnelles en 2024, après l'avoir traduit Éd. de L'Arche

*** Le 30 octobre 2025 au Docks, à Lausanne