Publié le 10.08.2025
On entre dans cette saison des Scènes du Grütli comme on entre en forêt: le souffle suspendu, l’œil en éveil. Intitulée Les Racines du ciel, elle puise dans l’imaginaire de l’écrivain français Romain Gary, où l’amour des éléphants devient acte de résistance.
Ici, le théâtre n’est pas un abri. Il est un point d’appui. Un refus. Une main qui se tend quand le monde vacille.
Ce sont des voix ténues, des histoires en creux, des silences qui grondent. Un adolescent harcelé fuit à travers les cases d’une BD (La Couleur des choses), des femmes-alpinistes gravissent un glacier disparu (Écho minéral). Ce n’est jamais seulement intime ou politique - ce sont les deux, tissés dans une même urgence.
Aurélia Lüscher ausculte ainsi nos rituels funéraires dans Corps incorruptibles. Sans pathos, avec une précision quasi anatomique. Khalid Abdalla, lui, superpose sa trajectoire d’exilé à celle de la révolution égyptienne pour Nowhere.
Récits brisés, mais debout. C’est fragile, et pourtant, ça résiste. Il y a là une gravité belle, parfois rude.
Des figures féminines en force tellurique s’imposent: Orlando, fluide, fauve, traverse les âges comme un cri; Récital, broderie vivante, donne voix aux lignées maternelles. Et Antigone à la nuit, jouée chaque mois sous les arbres, nous rappelle que désobéir peut-être un acte d’amour.
Même Henry IV, relu par Éric Devanthéry, laisse sourdre une humanité à vif, sous les ors du pouvoir et la cendre des batailles. Alors cette saison est un entrelacs de récits vivants, faits de silences habités, de petites résistances têtues.
Et si, comme l’écrivait Gary, «le ciel n’est pas loin tant que les racines tiennent», c’est peut-être cela que nous dit ce théâtre: tenons. Ensemble.
Coups de projecteurs avec Éric Devanthéry, à la direction des Scènes du Grütli.
Comment le roman décolonial, Les Racines du ciel, accompagne-t-il la saison?
Éric Devanthéry: Ce récit agit sur plusieurs plans. D’abord un horizon poétique que je pourrais qualifier aussi de politique. Ce qui m’intéresse est la manière dont les mots de Roman Gary peuvent agir au cœur des imaginaires des artistes et des publics. Les propositions artistiques retenues pour la saison sont ainsi teintées de ces paroles. Elles me permettent de tisser une trame entre chaque projet.
De l’Arbre-monde, sujet de précédente saison, l’on chemine désormais par Les Racines du ciel. Avant de laisser la place à Un Lieu à soi. *
Voici une belle manière de donner une clé poétique aux publics. Partant, il existe dans la majorité des réalisations présentées, la question d’une tension rémanente entre le haut et le bas et celles liées au pouvoir. Qu’il soit étatique ou émanant des personnes elles-mêmes.
Cette création explore d’abord la destinée de certaines femmes alpinistes, professionnelles ou non. Par le passé, elles se sont ainsi vues refusées l’entrée du Club Alpin Suisse (CAS) au 19e siècle au début du siècle dernier. **
Fondé en 1977, la section Carougeoise du CAS acceptera les femmes avant la fin des années septante.
Contrairement à certains de leurs collègues masculins, les alpinistes femmes ne se projettent pas dans un rapport de compétition. Au fil de l’un des nombreux témoignages audios récoltés par l’équipe de création, une enseignante rescapée d’une avalanche affirme en substance que même plongée dans un profond brouillard et la nuit, la montagne reste toujours présente.
Partant dans la nuit, ces femmes d’altitude croiseront leurs destins naviguant entre la petite et la grande histoire.
Il me semble passionnant de sortir de cette course aux sommets qui marque si fort l’histoire de l’alpinisme. En cours d’écriture, le texte de cette pièce ouvre sur des chants quasi homériens d’une poésie incroyable sur les soulèvements des Alpes et l’histoire géologique. La scénographie s’annonce tout à la fois éthérée et vibrante.
Au fil de La Couleur des choses (du 12 au 28 mars 2026, n.d.l.r.), une création d’après un roman graphique fait de ronds bicolores et de signes graphiques, un adolescent harcelé gagne une fortune et part dans un périple initiatique.Pour La Couleur des choses, le dessinateur genevois de bandes dessinées, Martin Panchaud, a décroché en 2023 le Fauve d’or du meilleur album au Festival international de la bande dessinée d’Angoulême, l’une des distinctions les plus prestigieuses qui soit.
Ce polar et tragi-comédie infographique visuellement audacieuse, raconte l’histoire de Simon, 14 ans. Cet adolescent en surpoids maltraité gagne 16 millions à une course de chevaux, juste avant que sa mère ne tombe dans le coma alors qu’il n’a jamais connu son père.
Du côté de l’esthétique de cette BD, on a le sentiment d’être face à un plan. Il comprend les cheminements des personnages sur un scénario éminemment bien construit, dans la veine du polar.
Signant la mise en scène et la direction artistique, Michel Lavoie fait le pari de partir vers une forme d’hyperréalisme travaillant avec des masques en latex et quatre interprètes.
D’où le fait d’utiliser les forces expressives du théâtre masqué pour imaginer une dramaturgie à partir du scénario de cette odyssée.
Ce spectacle interroge ce que nous faisons de nos corps défunts. L’artiste coule le corps vivant de sa mère pour en tirer des empreintes de plâtre, qu’elle remplit ensuite de terre glaise.
Elle recompose le corps, fragment par fragment.
Ce n’est jamais morbide. Il y a une tendresse artisanale, presque enfantine. Et aussi un travail documentaire: elle interroge le rapport social et juridique à la mort. C’est une œuvre à la fois physique, poétique, politique.
La simplicité. Pour Nowhere, (du 11 au 13 septembre n.d.l.r.), il utilise des croquis, un rétroprojecteur, des images filmées avec son téléphone. Il raconte l’histoire de sa famille, engagée dès les années Nasser, et la sienne, tiraillée entre l’Angleterre et l’Égypte.
Il dit une chose magnifique: Nowhere, c’est le lieu qu’on partage pendant une représentation. Le monde continue dehors, mais ici, on est ensemble.» C’est une pièce politique à hauteur humaine. Sans slogans, avec une voix douce et puissante.
Naviguant entre biographie fictive, expérimentation littéraire et réflexion sur le genre et l'identité, Orlando de Virginia Woolf (du 1er au 17 octobre, n.d.l.r.) est un récit singulier.
Léa Pohlhammer adapte ce texte foisonnant avec sa compagnie. Orlando, c’est une traversée du temps, du genre, de l’histoire. De l’homme à la femme, de l’Angleterre à Constantinople.
C’est un récit queer, joyeux, érudit, plein de métamorphoses et de ruptures.
J’ai confiance dans leur capacité à faire entendre cette langue, cette pensée, avec irrévérence et poésie.
C’est une idée de Françoise Boillat et Guillaume Béguin, dans le cadre de nos pop-ups hors les murs. Le spectacle se déplace dans le canton, chaque fois au pied d’un arbre remarquable, souvent âgé de plusieurs siècles. Des chênes, des cèdres, parfois ramenés des anciennes colonies suisses.
Jouer cette Antigone-là, dans la lumière déclinante, c’est reconnecter le mythe à la matière du monde. On commence à l’heure où tombe le jour, qu’il neige ou qu’il vente. C’est une expérience physique, sensorielle, politique.
Parce qu’il est troublant, déroutant. Un homme sort de prison. Il retrouve une femme, peut-être sa fille. Il y a des ambiguïtés, des mythologies familiales, des fractures.
C’est une pièce qui demande des interprètes d’une grande puissance, car tout passe par les silences, les tensions. La fin m’échappe encore. Et c’est ce mystère qui me plaît.
J’avais l’ambition de monter les deux tétralogies. Mais c’était irréaliste. Alors j’ai choisi Henri IV, parce qu’il mêle le politique et le populaire, la cour et la taverne, la guerre et l’humour. Falstaff est un personnage immense, d’une humanité brute.
Et cette phrase glaçante du roi mourant à son fils: «Fais la guerre à l’étranger, pour détourner le regard du peuple.»
On voit bien que le théâtre élisabéthain parle encore d’aujourd’hui.