Vertiges et vestiges de la valse

Publié le 11.11.2025

A découvrir en création au Grand Théâtre de Genève, du 19 au 25 novembre, Bal Impérial, avec lequel Sidi Larbi Cherkaoui transforme la valse historique en interrogation sur la destinée des empires et la vulnérabilité humaine.

Sous les ors du bal, il fait remonter les ombres, les failles... Tout vacille: la hiérarchie, le genre, l’idée même d’un centre. Les couples se cherchent, se croisent, s’échangent.

Avec le scénographe et créateur des costumes Tim Yip, oscarisé pour sa collaboration artistique au blockbuster Tigre et Dragon, d’Ang Lee, le ballet imagine un espace double: palais et champ de ruines, splendeur et effondrement mêlés.

La musique de Johann Strauss fils, sous la direction de Constantin Trinks, se mêle aux percussions et à la voix du Japon.

Ce dialogue Orient-Occident brouille la géographie du pouvoir: l’Empire viennois rencontre le Sud-Est asiatique, la valse devient traversée. Ce n’est plus une fête, mais une méditation sur la fragilité: celle des empires, des conventions, des identités.

Cherkaoui signe une valse post-impériale si ce n’est décoloniale, sensuelle et inquiète, où la beauté ne masque plus rien - elle révèle. Les danseurs et danseuses tournoient, s’attirent, se repoussent dans une chorégraphie traversée par le contemporain, le rituel, le tango, le voguing et les arts martiaux.

En première partie de soirée, la transe de Boléro, créé sur la musique hypnotique de Ravel avec Damien Jalet et Marina Abramović (2013) *. Sous le grand miroir suspendu, les danseurs et danseuses tournent comme des planètes, happés dans une spirale fascinante.

Là où Bal Impérial explore la société, Boléro touche au cosmique - un vertige de chair et d’énergie pure.

Dialogue avec le chorégraphe à la tête du Ballet du Grand Théâtre, Sidi Larbi Cherkaoui.



La soirée réunit Boléro et Bal Impérial, deux œuvres travaillées par une pulsation, un tournoiement aussi. Qu’est-ce qui les relie?

Sidi Larbi Cherkaoui: Je crois que tout part d’une question de centre. Quand j’ai créé Boléro avec Damien Jalet et Marina Abramović, nous voulions décentrer le regard, abolir la hiérarchie du milieu et inventer une forme en orbite, une constellation de corps.

Rien n’est fixe: tout tourne autour de tout.

Avec Bal Impérial, c’est différent, mais l’idée revient: le bal est l'endroit où tout le monde pense être le centre, mais, en vérité, le centre n'existe pas.

Chacun participe au mouvement collectif, et, en même temps, personne ne dirige vraiment la danse.On se laisse emporter, absorber dans la ronde, jusqu’à ne plus savoir qui guide qui.

Sur les univers des compositeurs Ravel et Strauss...

Les deux musiques m’emportent de manière très distincte. Ravel construit une montée continue, un crescendo obsessionnel, presque hypnotique.

Strauss, lui, avance et recule: sa valse respire, elle hésite, elle s’ouvre et se referme comme une vague.

Là où Boléro s’élève vers l’extase, Bal Impérial ondule dans des humeurs changeantes - une alternance d’élans, de douceurs et de heurts, comme si la joie y portait toujours une ombre. Mais il y a aussi un lien plus secret: une dimension presque martiale.

Chez Ravel comme chez Strauss, j’entends la discipline du pas, la rigueur du rythme, quelque chose de l’ordre de la marche. Peut-être est-ce pour cela que ces musiques, si différentes, m’évoquent toutes deux la tension entre liberté et contrôle, entre plaisir et ordre.

On évoque souvent la valse comme un art du tournoiement, mais aussi de la tentation.

En compagnie de Tim Yip, notre souhait était que les costumes participent de cette tension entre pudeur et dévoilement. Il a donc créé des jupes coupées en deux: le devant existe, l’arrière disparaît. Ce détail change tout.

Le public croit voir une robe, mais découvre que le corps est à nu, qu’il y a quelque chose de dérangeant dans cette absence de tissu.

La sensualité, chez moi, n’est jamais un but. Elle apparaît quand les corps deviennent accessibles l’un à l’autre, quand le contact n’est plus codifié.

Vous confrontez l’orchestre occidental aux percussions de Tsubasa Hori et Shogo Yoshii, ainsi qu’au chant de Kazutomi «Tsuki» Kozuki. Que cherchez-vous dans cette rencontre entre deux mondes?


Ces musiciens et ce chanteur font partie de ma famille artistique. Je collabore avec certains d’entre eux depuis plus de quinze ans. Avec Bal Impérial, j’ai voulu réapprendre à écouter Strauss autrement.

En oscillant entre l’Occident et l’Orient, on découvre d’autres résonances dans sa musique. Quand Strauss est arrivé au Japon, les musiciens japonais ont su immédiatement s’en emparer. On a souvent dit qu’ils copiaient, qu’ils manquaient d’originalité. Ce n’est pas exact.

A l’inverse, il s’agit d’une aptitude fascinante à absorber l’autre tout en gardant son propre langage. Ils parlent ainsi notre musique tandis qu’il nous faudra longtemps pour saisir la leur. Leur culture sait intégrer le tango ou la valse sans jamais se trahir.

Vos chorégraphies accordent toujours une grande place aux bras et aux mains. Est-ce une manière d’offrir au corps une parole plus intime?

Les bras et les mains, pour moi, sont une forme de communication, celle du silence. Dans Bal Impérial, elles convertissent ce que les personnages ne peuvent ou ne veulent pas articuler. Elles deviennent les interprètes des émotions, les médiateurs de l’inaudible.

Tout s'exprime à travers le corps. Les mains articulent ce que les mots cachent: un refus, une invitation, une prière, une exclusion et, dans les bras, une cartographie de la relation à l'autre.

La pièce repose sur une tension de proximité et de distance. Les gestes articulent cette ambiguïté: le désir de se connecter et la peur d'une intrusion. C'est une danse où, pour tous, les pas sont les mêmes, mais le rythme du territoire intérieur, privé, leur appartient à eux seuls.

Sur une photo de répétition, on peut voir un geste: des doigts d’une main encadrant un œil à la manière d’un monocle.


C’est un cercle, une marque, un dessin, une déclaration. Quand le danseur forme un cercle avec ses doigts, il taille littéralement le contour de son soi: «c’est moi». C’est une forme qui semble douce, mais qui porte beaucoup de tension. Dessiner la ligne autour de soi, c’est aussi repousser l’autre.

Pour Bal Impérial, ces gestes circulaires reviennent comme des signatures. Parfois, ils évoquent la méditation, parfois la fermeture. Un mouvement peut être spirituel et défensif, selon le moment. C'est ce qui m'intéresse - la frontière fluide entre la conscience de soi et le déni de l'autre.

La valse, aussi, dessine des cercles. La valse, elle aussi, dessine des cercles. Elle ordonne le monde en spirales, comme si chaque pas était une tentative de se redéfinir. Ce cercle, c’est une figure de pouvoir, mais aussi de fragilité: il inclut, il isole, il protège.

Que représente le tango pour vous?

Le tango m’intéresse pour cette mécanique des jambes qui s’enlacent, se détachent, se cherchent. C’est une sensualité du code, du pas précis, pas du geste érotique.

Dans la danse sociale, le corps s’exprime d’abord par nécessité: celle d’être ensemble, de se tenir, de trouver un rythme commun. C’est de là que naît la sensualité. Elle peut être simplement cela: la douceur qui résiste au pouvoir.

Comment avez-vous œuvré avec les interprètes?

Il y a aussi cette idée que l’on peut se relier aux autres par le négatif: on s’unit pour exclure, pour critiquer, pour refuser. Cette forme de lien m’intéresse aussi - la manière dont une communauté se construit autour de ce qu’elle rejette. Les mains deviennent alors des armes douces : elles repoussent autant qu’elles relient.

Je travaille également avec des collaborateurs de confiance. Depuis plus de dix ans, je collabore avec German Cornejo, un chorégraphe de tango argentin. Pour la house, je travaille avec Afshin Varjavandi, et avec Satoshi Kudo pour les arts martiaux.

Chacun apporte son monde, sa technique. Moi, je tisse leurs gestes dans ma propre écriture. Ce n’est pas une addition d’influences, c’est une conversation.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Bal Impérial - Boléro
Du 19 au 25 novembre 2025 au Grand Théâtre de Genève (GTG)

Bal Impérial - Création mondiale
Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphie
Tim Yip, scénographie et costumes - Tsubasa Hori, Shogo Yoshii, musique additionnelle et musiciens sur scène - Satoshi Kudo, spécialiste Arts martiaux Kazutomi « Tsuki » Kozuki, chanteur

Boléro:
Damien Jalet et Sidi Larbi Cherkaoui, chorégraphie

Ballet du Grand Théâtre de Genève - Orchestre de la Suisse Romande - , Constantin Trinksdirection


Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-25-26/bal-imperial-bolero



* Boléro a été représenté au Grand Théâtre de Genève en novembre 2023 au sein du programme Eléments comprenant aussi Noetic et Faun, des chorégraphies signées Sidi Larbi Cherkaoui, ndr.