Yasmine Hugonnet: sculpter le temps, embrasser l’espace

Publié le 18.08.2025

Il y a chez la chorégraphe Yasmine Hugonnet et une manière singulière de tendre l’oreille au silence, de plonger ses gestes dans ce qui ne s’entend pas encore.

Avec «1000&1 BPM _ Odyssée», à découvrir au Pavillon ADC (Genève), du 28 août au 2 septembre dans le cadre de La Bâtie Festival de Genève, sa première collaboration avec les danseur·euses du Ballet du Grand Théâtre de Genève, l’artiste s’attaque au tempo. A la fois le temps intérieur, élastique, mais le battement structuré, compté, parfois implacable.

Elle y injecte ses fulgurances, ces éclairs d’énergie qu’elle imagine comme des «entités» aux aguets mêlées à un dialogue cosmique. Jusqu’à entendra les pulsations électro-magnétiques de la Terre, traduites en son.

Depuis ses premières pièces, la chorégraphe, saluée par le Prix suisse de la danse (2017 et 2021), sculpte le temps comme d’autres sculptent la lumière. Avec patience, avec obstination, en cherchant ce point où le mouvement ne se contente plus de se voir, mais se sent.

On se souvient des lenteurs envoûtantes de Seven Winters, des postures habitées comme des paysages de l’une de ses premières pièces solos, Le Récital des Postures (2014), des voix fantômes qui traversaient Les Porte-Voix, Cabaret ventriloque.

La pièce est lointainement et très librement inspirée par le périple d’un groupe solidaire filtrant avec le fantastique du roman culte d’Alain Damasio, La Horde du Contrevent. Neuf interprètes pris dans un même flux traversant les éléments. Un flux qui est aussi celui de chaque corps, intime, vulnérable, cherchant son propre rythme au cœur de cette houle collective.

Entre pulsation cardiaque et battements, cette création explore la matière vivante du temps, ses dilatations et ses effondrements. Et questionne la place de la danse dans un monde où tout semble vouloir accélérer, si ce n’est s’effondrer.

C’est dans cet entre-deux - entre pulsation et suspension, vitesse et retenue - que nous avons rencontré Yasmine Hugonnet.


Le titre, 1000&1 BPM _ Odyssée, intrigue. Que signifie-t-il pour vous?

Yasmine Hugonnet: Il s’est imposé comme une évidence, évoquant une traversée, un voyage commun, celui d’une petite communauté. On peut l’imaginer affrontant mille aventures, traversant des paysages réels ou imaginaires... mais aussi ses propres paysages intérieurs.

Le chiffre renvoie évidemment aux Mille et Une Nuits, à l’idée de multitude et de narration, mais aussi à la pulsation. Celle de nos cœurs, de nos souffles, des mouvements qui nous traversent. C’est à la fois une odyssée extérieure et un cheminement intime.

Comment cela se traduit-il?

Ce n’est pas un monde concret: il se transforme sans cesse. Les interprètes peuvent évoluer comme s’ils elles marchaient, puis se retrouver dans l’eau ou suspendu e s dans l’air.

L’important, c’est cette traversée collective, faite de tensions, de virages, de métamorphoses - mais jamais vécues de la même manière pour les neuf interprètes.

Quant au tempo, je ne l’aborde pas comme une régularité métronomique. Ce qui m’intéresse, c’est la pulsation au sens vivant: pas seulement un battement fixe, mais un rythme qui se contracte, se dilate, se déforme. Comme un cœur qui s’emballe ou ralentit au gré d’émotions soudaines.

C’est une signature, un souffle qui façonne et transforme le corps.

Peut-on parler ici de ces micro-émotions, et peut-être de ce que vous appelez le micro-mouvement?

Oui, cette idée me parle beaucoup. J’aime observer - presque traquer - la naissance d’un mouvement à son état le plus infime. Cela peut être un frisson, une secousse, une micro-tension qui surgit dans un endroit précis du corps.

À partir de là, je cherche à être fidèle à l’événement intérieur, à son rythme, à son essence physiologique. Par exemple, un effondrement émotionnel peut se loger dans la gorge, ou derrière la poitrine, comme un sérac qui se détache d’une montagne.

Je m’intéresse à ces localisations précises, car elles produisent aussi de l’espace ailleurs dans le corps, elles ouvrent des potentialités.

Dans votre travail, vous parlez de la Peau de l’Espace...

Pour moi, c’est une image très concrète. La meilleure comparaison, c’est celle d’un doigt plongé dans l’eau: les ondes s’élargissent bien au-delà du point de contact.

Nos gestes font la même chose dans l’air, même si cela reste invisible. La Peau de l’Espace, c’est la matière subtile qui nous relie. Elle conserve la mémoire des événements: un geste, un déplacement, laissent une trace dans ce tissage invisible. C’est une écologie du mouvement: rien n’affecte seulement celui qui agit, tout se propage.

En regardant les photos de répétitions d’Anne-Laure Lechat, j’ai remarqué un geste récurrent, presque optique, qui évoque des jumelles d’optique.


Au début du spectacle, j’avais envie que les danseurs seuses ne soient pas simplement «exposé e s» au regard du public, mais développent une vision, une curiosité.

Ce geste de regarder est une manière de signifier que ces interprètes observent tout en se trouvant sont observé e s. C’est un premier pas dans l’odyssée: l’aventure commence par la capacité à voir et à avoir une vision.

Depuis longtemps, je place l’acte de regarder au même niveau que celui d’écouter ou de sentir. Ce n’est pas une succession mécanique de mouvements, mais un état de présence où tous les sens sont en alerte.

Qu’est-ce que cela dit de votre grammaire chorégraphique?

Dans mon écriture, j’alterne entre l’action et l’accueil de ce qui en résulte. Comme si, en lâchant un geste - par exemple en séparant lentement les mains après les avoir tenues serrées - on prenait le temps de percevoir ce que ce relâchement déclenche. C’est une quête constante de retours perceptifs: agir, puis ressentir.

Cet état de disponibilité crée un engagement fort. Les interprètes ne rejouent pas simplement ce qu’ils elles savent déjà faire, Mais traversent, à chaque fois, une expérience où quelque chose peut réellement advenir.

Quel est le rôle de la colonne sonore?

La musique de Michael Nick, avec ses imaginaires multiples, soutient la dramaturgie et crée des espaces fictionnels.

Elle m’a encouragée à inventer un «temps propre» pour chaque interprète. Même lorsque nous travaillons sur une pulsation, ce n’est pas pour rester dans son cadre, mais pour y inscrire des variations imprévues: accélérations soudaines, arrêts, vibrations.

Ces fulgurances sont pour moi des enjeux de liberté: elles ouvrent des brèches dans la continuité, des moments où le corps s’autorise à inventer son rythme, à faire surgir l’inattendu.

Comment avez-vous collaboré avec le compositeur?

Avec Michael Nick, nous avons expérimenté des accélérations et des ralentis prolongés. Une pulsation très rapide peut d’abord provoquer une tension, voire un stress ; maintenue longtemps, elle devient une fréquence vibratoire qui change notre état.

Ce qui m’intéresse, c’est moins de «tenir» un tempo que d’entrer en dialogue avec lui: le laisser nous traverser, nous transformer, et, à partir de là, inventer notre propre rythme.

Avec Michael Nick, nous dialoguons beaucoup mais nous restons très libres et indépendants dans la création.

Sur scène, effondrement, déséquilibre et immobilité coexistent...

Oui, plusieurs forces agissent en même temps. On peut résister à la gravité tout en s’y abandonnant, maintenir une partie du corps en tension pendant qu’une autre s’affaisse.

J’aime cette coexistence, car elle permet de créer des points de bascule où surgissent de nouveaux états.

La pièce semble aussi travailler sur le groupe comme organisme vivant.

Tout à fait. Les énergies circulent comme dans une cordée ou un vol d’oiseaux : chacun peut ouvrir la voie ou soutenir un autre. Cela me rappelle certains univers littéraires, comme celui de l’écrivain français de SF dystopique et poète, Alain Damasio pour La Horde du Contrevent et Les Furtifs. Ce qui compte, ce n’est pas d’arriver, mais de traverser ensemble, avec tendresse, empathie et attention à l’Autre.

Il y a ce sentiment du moment d’après, quand les gens réapprennent à vivre ensemble. » C’est exactement l’esprit de la pièce: un être-ensemble non hiérarchique, où chacun prend soin des autres.

Comment s’est passée la transmission au Ballet du Grand Théâtre?


Nous avions un temps restreint, avec un langage déjà écrit à transmettre rapidement. J’ai introduit des exercices pour activer la sensation d’être traversé par plusieurs forces - gravité et énergie ascendante - et pour effleurer la voix comme porte d’entrée du mouvement. Je raconte le geste, je le situe dans le corps, et j’accompagne mes indications de sons qui traduisent son énergie.

Et pour la lumière, vous retrouvez une figure qui a marqué l’histoire des arts vivants de la scène en Suisse Romande, Dominique Dardant.

Avec lui, j’ai découvert comment la lumière peut prolonger la peau de l’espace, rendre visible ce qui circule entre et autour des corps. Notre dialogue est presque sans mots, mais essentiel. Ce sera notre onzième création ensemble.

Dans 1000&1 BPM _ Odyssée, le temps se mesure moins en battements par minute qu’en élans partagés.

Propos recueillis par Pierre Siméon


1000&1 BPM _ Odyssée

Du 28 août au 2 septembre 2025 au Pavillon ADC (Genève), dans le cadre de La Bâtie Festival de Genève

Yasmine Hugonnet, chorégraphie

Avec 9 danseur·euses du Ballet du Grand Théâtre de Genève

Michael Nick, création musicale - Dominique Dardant, création lumière

Informations, réservations: https://www.batie.ch/fr/programme/hugonnet-yasmine-10001-bpm