Publié le 19.12.2025
In bocca al lupo n’est pas un simple spectacle sur le loup.
A découvrir dans le cadre du Focus Créatrices à La Comédie (Genève), du 14 au 18 janvier, c’est une immersion sensorielle et politique dans le massif forestier du Jura vaudois - où le retour en famille du loup depuis 2019 a réveillé des conflits ancestraux.
Judith Zagury et le ShanjuLab* ont mené une longue enquête de terrain, recueillant la parole des éleveurs, les images de pièges vidéo, les sons de la forêt nocturne.
Le titre de cette production créée au Théâtre de Vidy à l’automne 2025 s’inspire d’une expression marquant au théâtre la montée sur le plateau comme pour se jeter dans la gueule du loup.
Leur dispositif nous encercle: multiples écrans, chiens présents sur le plateau, témoignages bruts. On entre dans cette clairière scénique comme on pénètre un territoire interdit, avec cette peur atavique de l’inconnu.
Sur les 40'000 veaux qui naissent en moyenne par an dans la région investiguée, le loup n’en prélève qu’environ une quarantaine sur la même période. Ceci alors que règne la mort industrielle des abattoirs.
Au fil de ce théâtre néo-documentaire, les images dévoilent des loups qui jouent, hésitent, fuient. On adopte aussi le point de vue d’une vache, Amandine, lors de la montée à l’alpage.
Le spectacle déploie la complexité d’un débat où la politique d’éradication de l’animal gagne du terrain, tandis que la science rappelle que chaque loup abattu est un individu. Et un maillon brisé dans une famille au cœur de la beauté fragile d’un territoire partagé mais dominé et asservi par l’humain.
Rencontre avec Judith Zagury
Commençons par le territoire concerné dans le Jura vaudois. Selon l’Office fédéral de l’environnement, en 2024, 80% des attaques de loups sur des bovins en Suisse s'y concentrent, avec 41 bovins indemnisés.
Judith Zagury: Le loup est revenu de lui-même, par dispersion naturelle. C’est essentiel.
Le massif du Jura vaudois présente une particularité: il est extrêmement boisé. Cela rend plus complexe la mise en place de mesures de protection, comme les clôtures.
Les animaux sont souvent au cœur de la forêt.
Lors de la montée à l’alpage, le bétail pénètre dans des territoires habités par d’autres vivants, dont les loups font partie. C’est cette cohabitation forcée, ce frottement, qui m’intéressait.
Au fil de In bocca al lupo trois personnes investiguent et cheminent avec le public (Séverine Chave, Dariouch Ghavami et Judith Zagury). Ces personnes ont pris part aux recherches sur le terrain. Elles ont ainsi rassemblé sons et images. Ainsi Jean Marc Landry** a filmé en présence d’Anne Simon avec une caméra thermique les images de la petite louve timide n’osant pas approcher la carcasse.
Le but? Favoriser une meilleure connaissance du loup et des acteurs agissant dans ces territoires partagés entre humains et animaux.
Assurément. Le loup vit en famille. Il est toujours plus menacé dans son existence alors qu’il joue un rôle important dans la préservation des écosystèmes***. Les études le confirment: ses proies principales sont les ongulés sauvages – chevreuils, chamois – à plus de 80%.
La prédation sur le bétail domestique est minoritaire. Les bovins meurent surtout de maladies ou d’accident. Mais cette création ne passe pourtant sous silence la souffrance des proies victimes du loup.
Il y a plusieurs témoignages tout au long cette réalisation. Nous avons mené une véritable enquête de terrain et organisé une réunion à Gimel avec des éleveurs, des bergers, et des spécialistes comme l’éthologue Jean-Marc Landry.
Nous avons enregistré leurs paroles sur le vif. Le loup, lui, reste insaisissable, difficile à voir.
Enquêter sur son retour, c’est donc aussi – et peut-être surtout – recueillir le récit de ceux qui sont directement concernés.
Les éleveurs en font partie. Le rapport au loup se durcit, la tolérance baisse, alors même que les tirs se multiplient et que la Convention de Berne a été assouplie. La tendance n’est plus à la cohabitation, mais à l’éradication. Leur parole est le contrepoint nécessaire à l’invisibilité du «prédateur».
Exactement. Des images où des bovins adultes, regroupés, font face à une meute et la mettent en fuite. Ou cette petite louve qui n’ose pas s’approcher d’une carcasse.
Nous avons voulu montrer des images brutes, sans commentaire. Comme celles filmées par Jean-Marc Landry et la chercheuse en zoopoétique Anne Simon, lors d’un affût. Un loup qui s’approche d’une souille (ou flaque boueuse) pour boire, un troupeau de vaches qui avance... et le loup s’en va.
On voit des biches tenir tête. Ces images déconstruisent l’imaginaire monolithique. Elles racontent un partage du territoire, des interactions multiples. Le loup est aussi un être de crainte, qui partage l’espace avec d’autres.
Par nature, le loup est l’animal insaisissable. A tort ou non, il incarne une dimension sauvage qu’on ne contrôle pas, celui dont on se méfie, et sur lequel on projette tant de stéréotypes.
Quand on a passé des centaines d’heures à visionner des images de pièges vidéo posés sur le terrain, notre vision change.
A l’écran, il y a des animaux souvent effrayés, qui évitent les interactions avec les humains. C’est un mammifère extrêmement méfiant. En forêt, le seul son d’une voix humaine peut le pousser à prendre la fuite.
On voit des loups en chasse, certes - et nous montrons certaines de ces images -, mais la majorité du temps, on a l’impression de voir des canidés qui jouent, ont peur, et ne sont pas effrayants du tout.
En revanche, ce qui choque les éleveurs, lorsqu’ils découvrent un animal prédaté, c’est la violence du processus.
Il s’agit de Yova le border collie, Lupo le patou, et Azad le berger d’Anatolie. Nous avons eu une interdiction du vétérinaire cantonal à Lausanne.
Initialement, les chiens devaient être initialement complètement mêlés au public. Ce sont nos chiens, ils ont pisté des loups avec nous, passé des nuits sur le terrain. Nous n’avions pas d’autre intention que de laisser l’animal transmettre par sa simple présence. Nous avons dû modifier le dispositif.
Au début, ils sont attachés, calmes. On leur donne même des os - des pieds de veau, ce qui instaure un rapport troublant: on refuse que le loup les mange, mais on les donne à nos chiens... Peu à peu, ils sont lâchés et font leurs propositions, sous une vigilance de chaque instant.
C’était aussi une manière de parler de la domestication: l’humain a créé ces races, dont des chiens de protection pour lutter contre leur ancêtre sauvage.
Oui. Il y avait une vigilance constante, presque une forme de veille permanente. Des alarmes, des contrôles incessants. Mais aussi une relation incroyablement riche.
Ces animaux apprenaient très vite, manifestaient des préférences, des tempéraments singuliers.
Ce projet a réuni autour de lui de nombreux chercheurs, biologistes, philosophes. Il a ouvert un espace de dialogue rare entre science, art et éthique.
Et même si l’issue a été douloureuse, notamment à cause des conditions imposées par la pandémie, cette rencontre avec le poulpe reste, pour moi, l’une des expériences les plus fortes de mon parcours.