Désarmer les certitudes

Publié le 10.04.2025

Avec Ironie de l’histoire, le comédien Réda Seddiki poursuit une trajectoire singulière dans le paysage du seul en scène francophone.

À savourer le 15 avril aux Spectacles Onésiens.

Ni stand-upper à punchlines convenues, ni moraliste déguisé en comique, il est avant tout un conteur-penseur de plateau, un observateur qui joue avec les lignes de faille du monde contemporain.

Le résultat est un voyage intérieur et politique, nourri d’absurde et de finesse, où l’humour devient un outil pour «démasquer» plutôt que dénoncer.

L’ironie y est centrale - non comme un trait de style, mais comme une forme de lucidité candide, lointains échos à Voltaire et Montesquieu.

Né à Tlemcen, élevé dans l’ombre des grands récits algériens, il s’installe à Paris à 17 ans. Et c’est cette traversée – géographique, affective, intellectuelle – qui irrigue toute son œuvre. Ironie de l’histoire donne voix aux questions laissées en suspens par ses précédents spectacles, Lettre à France et Deux mètres de liberté.

Le premier était une déclaration d’amour à son pays d’accueil, un couple France-Algérie mis en scène avec tendresse et ironie. Le second mesurait l’espace entre soi et l’autre, soi et l’État, soi et l’amour. Ces pièces composaient déjà une cartographie sensible de l’exil, mêlant lyrisme discret et sociologie de la quotidienneté.

L’homme refuse les filtres que les sociétés imposent - à l’individu, au discours, à l’humour lui-même. Poste de douane qui devrait être un lieu festif célébrant une «'date' entre nations» ou cuisine partagée, passeport ou plat identitaire, tout devient prétexte à réfléchir.

Fort de ces deux mètres de hauteur, notre trentenaire manie les mots avec cette conscience aiguë du fragile. Chaque paysage relationnel est évoqué entre lucidité et vertige, chaque silence est une pause où la pensée peut résonner. À condition de rester éveillés.

Rencontre.



Comment recevoir l’intitulé du spectacle, Ironie de l’histoire?

Réda Seddiki : C’est un titre-valise. On peut y projeter ce qu’on veut. J’aime l’idée d’avoir mon interprétation à moi, secrète, tout en laissant chacun libre d’y voir ce qu’il imagine. Ironie de l’histoire, c’est justement ce genre de formule qui ouvre autant de sens qu’il y a de personnes pour l’entendre. Et d’ailleurs, je l’avais trouvé avant même d’avoir écrit le spectacle.

Comment se manifeste l’ironie dans votre parcours personnel ?

J’en ai connu, des situations ironiques! Je le raconte d’ailleurs dans le spectacle : il a fallu que mon père, enseignant, frôle la mort pour qu’on puisse enfin se parler normalement, comme père et fils.

Je crois qu’il y a une bonne dose d’ironie dans ce que la vie nous apprend chaque jour. Et finalement, l’ironie n’est-elle pas là pour nous rappeler de rester humbles... surtout quand on commence à se croire un peu trop malins?

Vous évoquez une carte de séjour à durée limitée, alors que votre permis de conduire reste valide bien plus longtemps...

Oui, c’est une sorte d’ironie administrative qui nous renvoie à l’absurdité du système. Alors quoi? Je ne devrais séjourner que dans une voiture?

Heureusement, depuis que j’ai écrit le spectacle, ma situation a été régularisée. Mais cette anecdote montre bien que, souvent, on croit savoir, comprendre, maîtriser… alors qu’en réalité, pas tant que ça.

Une source d’inspiration?

Ma grand-mère. Un jour, j’étais avec ma petite sœur, on jouait dans notre chambre. Elle est entrée avec deux pommes et nous en donne une chacun. On lui demande: «Et toi, mamie, t’en as pas?» Elle répond: «Non, mais donnez-moi une moitié chacun, et ça ira.»

Avec une éducation pareille, impossible de ne pas développer un goût pour la ruse, la farce. Elle était maligne, ma grand-mère! Fallait se lever tôt pour lui la faire à l’envers.

Alors moi, je suis resté en éveil: j’observe, je touche, je goûte, je sens... Toujours à l’affût de la faille. Et dans ma tête, les scénarios se construisent.

Votre solo scénique Lettre à France emprunte son titre à une chanson de Michel Polnareff. Mais il aurait pu s’appeler Douce France, cher pays de ma renaissance, en écho à Charles Trenet la chanson Douce France reprise par le chanteur franco-algérien Rachid Taha.


Oui, tout à fait. Je suis arrivé à Paris à 17 ans. Il a fallu que je réapprenne une langue, une culture. Et pour moi, c’était une chance: à cet âge, recommencer, c’est comme vivre une deuxième vie. C’est bien plus qu’une renaissance, c’est un vrai réapprentissage.

Et encore une fois, l’ironie n’est jamais loin: ça fait 17 ans que je suis en France, autant d’années que dans mon pays natal.
Finalement, j’ai équilibré la balance. Peut-être qu’il faudra un jour que je parte ailleurs… pour renaître une troisième fois.

Dans Ironie de l’histoire, vous distinguez l’expression d’une opinion d’une prise de position.

Oui, c’est un peu la différence entre ce qui relève de l’absolu et ce qui est relatif. Une opinion, c’est souvent prendre parti. Une prise de position, c’est autre chose : on se tient debout, on reste centré, à l’écoute du monde.

C’est ce que j’essaie d’appliquer au quotidien. Dans un monde où tout semble relatif, matérialiste... Il faut savoir écouter. Imaginez un employé travaillant pour un milliardaire comme Vincent Bolloré. Est-ce une «mauvaise personne», si elle permet de nourrir 50 personnes en Afrique?

Si je devais prendre position, je chercherais d’abord à comprendre son histoire, son contexte. C’est plus exigeant intellectuellement, mais tellement plus riche, et plus apaisé.

Sur les questions sociales, notamment dans l’humour, quelles différences voyez-vous entre la France et l’Algérie?

En France, on vit souvent dans une société très individualiste. Il y a ce sentiment qu’on peut dire ce qu’on veut, vivre comme on l’entend.

En Algérie, c’est très différent. C’est une société beaucoup plus collective. Ce qu’on dit concerne souvent tout le monde. On ne peut pas toujours s’exprimer librement, parce qu’il y a une forme d’autosurveillance. Je me demande parfois: que vaut-il mieux? Une société libre où chacun vit de son côté, ou une société plus contrainte, mais plus solidaire?

Votre humour absurde, parfois doucement cinglant, pourrait-il aussi bien être programmé à la Fête de l’Humanité qu’à une soirée du Rassemblement National (RN) ?

Peut-être bien! J’ai écrit un sketch dans lequel j’essaie de convaincre une personne prête à voter RN de changer d’avis. Ceci en lui demandant s’il n’y a pas d’autres problèmes plus urgents que l’immigration, comme par exemple l’écologie.

Au départ, cette personne reste totalement climatosceptique. Et puis, en discutant, je lui explique que la première cause des migrations, c’est le changement climatique. Et là, elle devient presque écologiste.

Sur l’affiche du spectacle, on vous voit sur une passerelle rouge, comme en position de vigie.

L’image a été prise sur une structure rouge au Parc de La Villette*, à Paris. En général, quand je crée un spectacle, je fais venir des copains photographes pour qu’ils le découvrent. Ensuite, ils ont carte blanche pour imaginer une image par rapport à ce qu’ils ont ressenti.

Là, c’est Bazil, un ami, qui m’a donné rendez-vous sur cette installation. Il m’a demandé de monter tout en haut, puis m’a pris en photo. Cet escalier rouge en colimaçon, je l’ai trouvé parfait pour Ironie de l’histoire. Parce qu’au bout... il n’y a rien. Juste le vide.

Peut-être que c’est ça, «l’ironie de l’histoire»: on grimpe, on monte, et finalement, ça ne mène nulle part.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Réda Seddiki, Ironie de l'histoire
Le 15 avril, à la Salle communale d'Onex
Dans le cadre des Spectacles Onésiens

Informations, réservations:

https://spectacles-onesiens.ch/spectacle/reda-seddiki/


*Inspirées des constructions ludiques des parcs et jardins du 18e siècle, 26 Folies scandent la Villette de leur rouge vif. Réalisés par l’architecte franco-suisse né à Lausanne en 1944, Bernard Tschumi, ces édifices de 40 à 100 m² favorisent des événements au cœur du parc et la médiation culturelle tout en offrant des points de vue sur le site.