Érosion et renaissance

Publié le 25.04.2025

Avec Mirage, à découvrir du 6 au 11 mai au Grand Théâtre de Genève, Damien Jalet franchit une nouvelle frontière dans son travail chorégraphique.

Cette pièce créée pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève prolonge le dialogue fécond initié depuis 2016 avec le plasticien japonais Kohei Nawa - le triptyque, VESSEL, Mist, Planet [wanderer].

Ensemble, ils sondent les lisières du réel à travers une traversée sensorielle, inspirée des mirages et des Fata Morgana*.

Sur scène, la matière se fait langage. Dans une scénographie à la fois minérale et liquide, Kohei Nawa compose un espace ambigu où les corps glissent, se fondent, se métamorphosent.

La gestuelle sculpturale des interprètes, en perpétuelle mutation, rejoint l’errance d’une humanité en quête d’une terre stable dans un monde mouvant. Portée par la composition de Thomas Bangalter, aux nappes telluriques et pulsations viscérales, Mirage prend des accents de rituel futuriste, entre transe et contemplation.

Cette tension entre incarnation et dissolution, entre illusion et rémanence, n’est pas sans écho au travail chorégraphique que Damien Jalet a signé pour la comédie musicale dramatique Emilia Pérez de Jacques Audiard. La danse y traduit déjà cette ambivalence si chère au chorégraphe mêlant violence et grâce, effacement et réinvention.

Mirage approfondit cette voie. La pièce affirme un théâtre d’apparitions et de disparitions. Un paysage où les corps, pris dans des cycles d’érosion et de renaissance, incarnent l’essence même du vivant : sa capacité à se transformer pour survivre.

Entretien.



Comment se situe Mirage par rapport à votre précédente création avec Kohei Nawa, Planet [wanderer] présentée en mars dernier au GTG?

Damien Jalet: Comme souvent dans ma collaboration avec le plasticien et scénographe japonais, Planet [wanderer] nous a conduits quelque part, d’où nous sommes repartis pour une nouvelle création.

Cette pièce s’ouvrait sur une déambulation d’êtres perdus. Elle explorait l’idée d’une humanité qui se révèle par la verticalité et la marche. Le spectacle interrogeait aussi la condition humaine, perçue comme transitoire et en mutation. Les liens entre les interprètes étaient davantage mentaux que strictement physiques.

Comment est né Mirage?

Ce projet a germé à l’été 2023 à Kyoto, en pleine canicule, alors que le thermomètre dépassait les 40°C.

Nous avons commencé par explorer un matériau: une forme d’argile utilisée dans la poterie japonaise. La chorégraphie a émergé au rythme de marches très lentes, tandis que l’argile, de malléable, figeait progressivement les corps. Cette transformation traduisait métaphoriquement un paysage désertique.

L’homme n’est-il pas, par essence, un être de mouvement? Toute son histoire s’est construite autour de la migration et du nomadisme. Une version transitoire de Mirage, encore inachevée, a été présentée au Japon.

Et pour les illusions d’optique présentes dans la pièce?

Qu’elles soient maritimes ou terrestres, les étendues désertiques provoquent des phénomènes lumineux: la lumière, en touchant certaines couches atmosphériques, est réfléchie et engendre des visions de chimères, de mirages ou de Fata Morgana, souvent imperceptibles à l’œil nu.

Cette dimension fait aussi écho aux bouleversements climatiques actuels - des mégafeux aux inondations.

Ces mirages ont-ils influencé la scénographie?

Absolument. En mer, un navire peut sembler flotter au-dessus de l’horizon - une image qui fait écho à notre première pièce commune avec Kohei Nawa, VESSEL. Dans un désert, on peut apercevoir au loin une oasis imaginaire. Qu’ils soient dits inférieurs ou supérieurs - en dessous ou au-dessus de la ligne d’horizon - ces mirages incarnent une magnifique métaphore du futur.

C’est de là qu’est née la scénographie imaginée par Kohei Nawa, à la fois dune ou vague, selon le point de vue. L’horizon, et ce qui y apparaît, constitue un axe central de la pièce.

Vous poursuivez vos expérimentations avec la matière...

Oui. Pour Mirage, nous n’avons ni repris la fécule de pomme de terre blanche liquide de Planet [wanderer], ni conservé l’argile, trop éprouvante et délicate pour les corps.

En séchant, cette terre devient même coupante. Mais cette exploration a été essentielle, elle a façonné la chorégraphie.

Le travail s’est aussi concentré sur la brume et les effets lumineux. Entre caoutchouc et bois, le matériau reste organique tout en s’éloignant du rendu sableux. L’élément aquatique reste, comme depuis nos débuts, au cœur du processus.

Une nouveauté importante?

Pour la première fois, nous faisons une large place à la couleur, utilisée presque de façon fractale, notamment dans la seconde partie de la pièce, plus tropicale. Alors que nos créations précédentes étaient majoritairement monochromes, l’introduction de la couleur ouvre de nouveaux imaginaires, sensations, émotions et états de corps.

Sur le volet des mythes et paysages...

Nous sommes fascinés par le lien profond et polysémique entre systèmes de croyance, mythes et paysages.

Ici, ce ne sont pas tant des paysages japonais que ceux d’Australie ou du Moyen-Orient. Prenez le pèlerinage de La Mecque: des croyants venus du monde entier traversent le désert pour tourner autour de la Kaaba avec une météorite qui git en son sein.

Nous avons aussi puisé dans certaines fêtes traditionnelles japonaises, où d’immenses chars dessinent un monde entièrement vertical. Ce principe a nourri Mirage, qui voit se former par moments un axe vertical.

Le désert, un espace hautement spirituel?


Ce n’est pas un hasard si les trois grandes religions monothéistes sont issues de régions désertiques. Le spectacle s’ouvre sur une longue marche sous le soleil d’un désert, peut-être en quête d’eau ou d’un apaisement spirituel. Cette errance mène à une illusion d’optique, un mirage collectif.

Cette recherche d’une oasis évoque aussi nos sociétés de consommation, dépendantes des ressources fossiles - pétrole terrestre ou offshore. Une image réinterprétée dans la pièce.

Dans nos pièces, le rapport à l’environnement naturel est toujours essentiel. Au Japon, la culture animiste, liée à la nature, reste ambivalente: à la fois protectrice et destructrice. Les montagnes sont vénérées, et le brouillard qui descend favorise l’irrigation des champs.

Comment cette nouvelle pièce se structure-t-elle?

Mirage se divise clairement en deux parties. Un changement radical s’opère dans le paysage scénique: on passe d’un univers monochrome à une palette multicolore.

Pour le film Emilia Pérez, Prix du Jury au dernier Festival de Cannes, vous avez chorégraphié plusieurs stars américaines, Zoé Saldaña ou Selena Gomez...

Le scénario du réalisateur Jacques Audiard n’incluait pas de scènes dansées précises, même si les passages chantés baignaient dans une forme de réalité parfois violente.

Je tenais à éviter les gestes et les expressions trop codifiés du cinéma musical. Le défi était d’apporter une vraie dimension chorégraphique, qui ne soit ni accessoire ni illustrative, mais devant faire sens et récit.

Un vrai challenge pour vous?

Oui, car les danses devaient s’inscrire pleinement dans les scènes de jeu, très ancrées dans un registre réaliste. C’était un défi tout autre par rapport à mes expériences dans des films fantastiques comme Suspiria de Luca Guadagnino ou Anima signé Paul Thomas Anderson **.

Propos recueillis par Pierre Siméon

Mirage
Du 6 au 11 mai 2025 au Grand Théâtre de Genève

De Damien Jalet & Kohei Nawa
Création mondiale pour le Ballet du Grand Théâtre de Genève

Informations, réservations:
https://www.gtg.ch/saison-24-25/mirage/


Egalement de Damien Jalet au GTG, les 17 et 18 mai 2025,  Onbashira Diptych, qui reprend en dyptique les réalisations Skid et T(h)rough.



* Une Fata Morgana (Fée Morgane) est phénomène complexe surgissant lorsque la lumière, troublée par des couches d’air de températures divergentes, déforme la perception.

** La danse est centrale dans Suspiria, film d'épouvante fantastique italo-américain réalisé par Luca Guadagnino avec Tilda Swinton en professeur de danse tyrannique et Dakota Johnson, son élève malmenée.

Court métrage dystopique de Paul Thomas Anderson, Anima voit un homme se confronter à une société aliénante. Le travail chorégraphique basé sur le somatique, le sommeil et l’inconscient n’est pas sans évoquer, dans ses marches et progressions sur un plan incliné, Skid de Damien Jalet.