Florilège de langages scéniques
D’un spectacle à l’autre, c’est un courant d’énergie qui relie les œuvres. Le burlesque inventif de Les Gros patinent bien, ce cabaret de carton et de folie douce, répond à la gravité souterraine de Ivanov, monté par Jean-François Sivadier.
Entre ces deux pôles, on croise le souffle poétique et politique des Messagères - Antigone réinventée par des femmes afghanes en exil. Le théâtre devient alors espace de résistance chorale.
Autre relecture, Le Tartuffe de Molière, monté par Jean Liermier, déplace l’attention vers les figures féminines et souligne les échos contemporains du fanatisme et de la manipulation. Citons encore la fièvre intérieure du Poisson-scorpion, plongée sensorielle dans la solitude de Nicolas Bouvier à Ceylan.
Enfin, Les Bijoux de la Castafiore signent le retour d’un spectacle culte, adapté de l’album d’Hergé. Une enquête en forme de vaudeville immobile, menée au pas de côté, entre rigueur et fantaisie
Le discours humaniste, pacifiste et anti-impérialiste de Chaplin dans Le Dictateur, court extrait projeté lors de la présentation publique de saison, résonne alors comme un geste salutaire. Utopique, peut-être. Mais dans le théâtre, les utopies sont faites pour s’incarner, ne serait-ce qu’une heure.
Coups de projecteur sur plusieurs spectacles à l’affiche avec Jean Liermier.
Sur le choix d’ouvrir votre présentation de saison avec la projection du vibrant plaidoyer appelant les soldats à renoncer aux armes qui clôt Le Dictateur signé Charlie Chaplin, un moment fort du cinéma engagé du siècle dernier*.
Jean Liermier: Il me semblait pertinent de m’en référer à Chaplin, cet immense créateur, ce «monstre» artistique qui, dès 1940, fait preuve d’une véritable clairvoyance.
Dans cette séquence du Dictateur, son personnage glisse de la comédie vers une intensité émotionnelle où l’artiste tente de transmettre des vérités essentielles sur la paix et la fraternité.
Ce passage est d’une telle puissance qu’il rappelle à quel point l’art peut porter une parole humaniste, sociale, historique.
Aujourd’hui encore, écouter Chaplin résonne avec le projet du Théâtre de Carouge, qui revisite les textes du répertoire pour les rendre plus proches de notre époque. Ce discours a été accueilli avec une grande émotion dans la salle, preuve s’il le fallait, de l’intemporalité de Chaplin.
Oui. Regardez Les Messagères (du 9 au 25 janvier 26, n.d.l.r.), une œuvre librement inspirée d’Antigone de Sophocle, mise en scène par Jean Bellorini, futur directeur du Théâtre de Carouge. Ce spectacle a une histoire singulière : il est porté par les comédiennes de l’Afghan Girls Theater Group, qui ont pu fuir Kaboul le 23 août 2021, le jour même de la reprise de la ville par les Talibans.
En France, elles ont été soutenues notamment par le Théâtre National Populaire de Villeurbanne et le Théâtre Nouvelle Génération à Lyon. Elles ont travaillé sur une version en persan d’Antigone, trouvée par Bellorini dans une librairie.
Elles se comparaient davantage à Ismène qu’à Antigone : celles qui sont restées à Kaboul, désormais privées d’université, de travail, de parcs... et même du droit de se tenir à une fenêtre.
Dans cet accueil partenaire avec La Comédie de Genève, ce qui frappe est bien une joie communicative qu’elles apportent au plateau.
Elles l’impriment à la tragédie suivant la résistance d’une femme, Antigone, à une décision politique qu’elle conteste. Cet acte audacieux la condamne et l’invisibilise. Elle n’acceptera pas la férule de Créon, au prix de sa vie.
Les comédiennes jouent le spectacle dans une langue belle et chantante, le dari** traduit en français simultanément en projection dans le beau décor composé notamment d’un plan d’eau et de l’image de la lune. Cette langue nous rapproche de Sophocle tout en ouvrant un imaginaire.
Créon, le roi de Thèbes et oncle d’Antigone, est ici interprété par une femme. Il reste inflexible. À la fin, il perd tout : son fils, sa femme. Son aveuglement le détruit. À une époque comme la nôtre, voir un personnage s’enfermer dans sa propre rigidité peut réveiller notre conscience.
Dorine, la servante rusée, Mariane, la fille d’Orgon, Elmire, son épouse... toutes trois résistent à leur manière. Elmire, dans une scène culte, utilise même son propre corps pour dénoncer l’oppression.
Molière défend la parole et la place des femmes.
Elles incarnent à la fois résistance et sagesse, là où certains hommes, eux, s’égarent.
Le fils d’Orgon, par exemple, ne supporte pas de voir son père dupé et ruiné par Tartuffe (Orgon joué par Gilles Privat). Dans un premier temps, Orgon décide de le déshériter. Mais Molière choisit la réconciliation : un geste profondément humain.
Elmire le piège pour que son mari assiste à la scène. Tartuffe n’éprouve aucun sentiment. C’est un prédateur, un caméléon. Cette image illustre parfaitement sa capacité à s’adapter selon son interlocuteur.trice
L’enjeu, ici, c’est l’emprise. Et ce pouvoir que Tartuffe exerce ne vient pas seulement de lui, mais aussi de ceux qui le laissent faire.
Avec Philippe Gouin qui l’incarne, nous avons opté pour un Tartuffe parasite, une sorte de gangrène souriante. Il y a en lui quelque chose du pervers narcissique et du gourou manipulateur, qui joue de son emprise.
Nous l’avions déjà repris en 2011 conjointement avec les deux institutions – Théâtre de Carouge et Am Stram Gram.
C’est Dominique Catton qui m’avait alors demandé de reprendre la mise en scène d’un spectacle faisant partie pour moi des trois grands hits du théâtre romand au cours de ces quarante dernières années. Ceci aux côtés de L’Oiseau vert de Carlo Gozzi créé par Benno Besson (1982) et de La Visite de la Vielle Dame de Friedrich Dürrenmatt dans la version d’Omar Porras (2004 Forum Meyrin, recréation du Teatro Malandro au Théâtre de Carouge, 2015).
Les Bijoux est un spectacle à part, qui réussit le passage de la bande dessinée à la scène. Hergé, ce n’est pas seulement un maître de la ligne claire, c’est aussi un auteur dramatique. Sa langue, volontairement bousculée, se manifeste par les tics des Dupond et Dupont ou les dérèglements de Tournesol, contaminant les autres personnages.
Dans ce huis clos au Château de Moulinsart - inspiré du véritable château de Viry, près de Genève - Hergé rassemble une galerie de personnages autour de Tintin (incarné ici par Yann Philipona ), qui n’est pas véritablement le héros principal.
L’histoire repose sur une série d’investigations autour de vols mystérieux : les bijoux de la cantatrice, les ciseaux d’une couturière... Hergé nous confronte à nos préjugés: ce ne sont pas les Romanichels installés près de Moulinsart qui sont coupables, mais une pie.
Une belle leçon contre les jugements hâtifs.
C’est l’un des chorégraphes fétiches de Claude Ratzé, directeur de La Bâtie-Festival de Genève. Il nous permet d’explorer d’autres domaines et formes scéniques comme lors de l’accueil en 2011 d’Enfant du même Boris Charmatz créé à la Cour d’Honneur du Festival d’Avignon.
L’intention de départ ? Chaque mouvement apparaît pour disparaître aussitôt, englouti par le suivant, comme si le corps refusait mémoire et habitude sur la musique du Requiem de Mozart.
Il s’agit d’un florilège réalisé à partir de mes dix-sept précédentes présentations de saison à Carouge. Au début de ma direction (2008), j’ai choisi de prendre la parole. Ceci pour évoquer et mieux faire connaître au public les acteurs et les actrices ainsi que les équipes artistiques et techniques du Théâtre.
Conçu hors budget de ma dernière saison, voici un bouquet de séquences pas forcément dans l’ordre chronologique.
Je peux compter notamment sur la présence de Brigitte Rosset (La Crise de Coline Serreau), Samuel Labarthe (L’Usage du monde et Le Poisson scorpion de Nicolas Bouvier) et Gilles Privat (L’Ecole des femmes, Le Malade imaginaire, Le Misanthrope, Le Tartuffe de Molière et Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand au Théâtre de Carouge).
Propos recueillis par Bertrand Tappolet
Théâtre de Carouge
Saison 2025-2026
Programme complet, informations, réservations:
https://theatredecarouge.ch/saison/spectacles/
* Voici le début du discours de Chaplin en dictateur de parodie redevenu petit barbier juif:
«Je suis désolé, mais je ne veux pas être empereur, ce n’est pas mon affaire. Je ne veux ni conquérir, ni diriger personne. Je voudrais aider tout le monde dans la mesure du possible, juifs, chrétiens, païens, blancs et noirs. Nous voudrions tous nous aider, les êtres humains sont ainsi. Nous voulons donner le bonheur à notre prochain, pas le malheur. Nous ne voulons ni haïr ni humilier personne. Dans ce monde, chacun de nous a sa place et notre terre est bien assez riche pour nourrir tout le monde. Nous pourrions tous avoir une belle vie libre mais nous avons perdu le chemin.» Traduction: https://www.charliechaplin.com/fr/articles/249-Le-discours-final-du-Dictateur
** Langue parlée en Afghanistan, le dari est une variété du persan.