Frères ennemis

Une création visible au Théâtre du Galpon (Genève), du 20 au 25 mai.
À travers le face-à-face entre un trader conservateur et un photographe humanitaire de gauche, la pièce explore notamment les carcans de la masculinité. Issus de la grande bourgeoisie suisse, les frères sont réunis pour les funérailles de leur père.
Le dispositif scénique sobre place le public au cœur d’une confrontation où l’intime se mêle au politique. Rythmé, le texte joue sur l’ambivalence: entre lucidité politique et impuissance intime, entre discours décolonial et impasse affective.
Le chœur amateur, inspiré de la tragédie antique, ponctue le récit d’une voix collective, rappelant que ces luttes individuelles s’inscrivent dans un système plus vaste. Entre ironie et gravité, la pièce interroge: peut-on se libérer des scripts familiaux et sociaux assignés, ou sommes-nous des personnes condamnées à les incarner malgré nous?
Jouer son rôle est un théâtre de l’urgence, qui provoque sans moraliser, et invite à une réflexion sur nos propres contradictions - entre héritage, devoir et désir d’émancipation.
Rencontre avec Jérôme Richer.
Comment s’est construite la pièce?
Jérôme Richer: L’idée était de partir de deux figures archétypales, puis de les déconstruire de l’intérieur.
Selon ses convictions, chacun peut croire savoir où se situe le Bien ou le Mal. J’ai plutôt voulu éclairer les contradictions, personnelles et politiques, qui traversent ces deux frères.
À mes yeux, chaque individu porte en lui les paradoxes de la société. Il faut savoir les regarder en face.
Moi-même, j’utilise un ordinateur probablement fabriqué dans des conditions sociales déplorables. Cette tension traverse la pièce, notamment à travers une question simple. qui est en substance: «Mais tes habits, ils sont fabriqués où?» Aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile d’avoir une conscience responsable face à l’origine des objets qui nous entourent.
À l’enterrement de leur père, deux frères viennent à en découdre et régler leurs comptes et contentieux. Entre deux positions très tranchées et comme c’est souvent le cas dans le débat public actuel, peut-on encore trouver un terrain d’entente?
En cassant les codes de ce type de fable, la pièce progresse par retournements, tentatives de rapprochement, moments d’apaisement qui échouent. Les deux frères passent leur temps à se manquer. Tous deux participent d’un système qui les privilégient, refusant consciemment de s’en exclure.
Je vois dans le mano a mano fratricide de cette pièce une résonance avec la tragédie antique - Etéocle et Polynice s’entredéchirant ici pour l’héritage familial, la mort d’Œdipe. Pendant mes études, j’ai travaillé sur les liens entre famille et État, deux sphères qui s’influencent mutuellement.
Oui, clairement. On pense notamment à ce photographe engagé à gauche, occasionnellement actif pour des ONG, qui interroge les normes de la masculinité tout en étant pris dans le cadre familial d’où il vient.
On passe ici de Changer de rôle à Jouer son rôle. Le titre de la pièce vient notamment du Marchand de Venise de Shakespeare et cette fameuse réplique de Gartiano: «Le monde est un théâtre, et chaque homme doit jouer un rôle. Le mien est un rôle triste.»
Cette phrase résume une vision de l’existence où chacun e, contraint e par les circonstances sociales ou personnelles, se voit assigner une «partition» à interpréter, qu'elle soit joyeuse ou douloureuse. C’est la dichotomie entre le rôle social que nous jouons au quotidien et la réalité de ce que nous sommes.
Chez les deux frères affleure ce qu’ils ont reçu du père ainsi qu’une violence familiale sous-jacente. Le texte évite cependant d’en faire un portrait psychologique ou de chercher une cause unique qui expliquerait leur désamour.
Je suis Français d’origine, mais j’ai choisi la nationalité suisse. C’est justement parce que j’aime ce pays que j’ai envie de l’interroger. Parmi les grands noms de la littérature suisse critique, je pense à Max Frisch, Friedrich Dürrenmatt, Niklaus Meienberg ou Lukas Bärfuss.
Niklaus Meienberg, en particulier, est fondamental dans ma manière de percevoir la Suisse.
Dans cette pièce, ancrée dans la haute bourgeoisie genevoise, il s’agit de mettre en cause - avec affection - une prospérité qui a un coût. Et ce coût n’est pas négligeable. Il ne s’agit pas de culpabiliser, ni de se flageller. La culpabilité, selon moi, n’est pas un moteur*. Mon enjeu est plutôt de rendre accessible un travail dense et documenté.
La pièce interroge aussi la forme théâtrale. Il fallait un théâtre pauvre pour parler d’un milieu bourgeois aisé. Un théâtre mobile, capable d’exister partout, sans décorum. Un théâtre de la proximité, pas de la distance.
Ce qui m’intéresse, c’est précisément de créer du lien. D’où une mise en espace en quadri-frontale, qui facilite cette relation directe avec le public. Car cette histoire est aussi la nôtre, à toutes et tous.
Quand le public entre, les acteurs sont déjà là. Les spectateurs s’installent autour, avec et parmi nous. Nous jouons nos rôles tout en restant conscients de leur présence. Ce dispositif casse le quatrième mur. Il permet aux personnages d’interpeller directement les spectateurices. C’est un équilibre à trouver entre une histoire jouée, racontée, et des questions posées frontalement.
Comment est née la figure du photographe que vous interprétez?À l’origine, le projet dramaturgique portait sur la multinationale suisse leader dans le trading des matières première, Glencore**. J’avais déjà abordé cette thématique avec la pièce Cœur minéral de Martin Bellemare, située en Guinée-Conakry, que j’ai mise en scène en 2019.Elle évoquait l’exploitation minière*** et l’aveuglement collectif face aux ravages que cela provoque. La figure du photographe s’inscrit dans cette continuité.
Vous évoquez une forme de «prison sociale», dont les deux frères sont à la fois victimes et complices.C’est une question centrale, intimement liée au titre de la pièce, Jouer son rôle. Elle soulève ce paradoxe: chacun et chacune de nous peut, à un moment, agir à rebours de sa propre nature, pris dans des rôles assignés. La masculinité hégémonique, encore largement valorisée aujourd’hui, en est un bon exemple: elle n’a rien de «naturel», c’est une construction culturelle.
Avec cette pièce, j’ai voulu montrer comment nous sommes formatés par notre environnement – qu’il soit social, familial ou mental. Le personnage du trader, bien qu’il puisse paraître dur, est aussi quelqu’un de lucide, intelligent, sensible. Il perçoit finement les rouages du monde.
Cela m’amène à poser une question essentielle: d’où viennent nos valeurs? Sont-elles véritablement les nôtres, ou ont-elles été, en grande partie, forgées par des forces extérieures – culturelles, économiques, politiques ou familiales?
Jouer son rôle
Du 20 au 25 mai 2025 au Théâtre du Galpon, Genève
Jérôme Richer, texte et mise en scène
Avec Mathieu Ziegler et Jérôme Richer
Informations et réservation:
https://galpon.ch/spectacle/jouer-son-role/
* En témoigne cette réplique du trader dans la pièce: «La culpabilité, ça donne une odeur de merde à tout ce que tu achètes/Comme nos téléphones très très intelligents», ndr.
** Glencore est une entreprise suisse de matières premières. Elle est critiquée pour ses pratiques éthiques douteuses (corruption, droits humains, impact environnemental). Ces critiques sont soutenues par des ONG et des groupes de pression, ainsi que par des enquêtes juridiques et des condamnations pénales, ndr.
*** Des personnalités issues d’une large palette politique, de l’économie et de la société civile ont mis sous toit en janvier 2025 une nouvelle initiative pour des multinationales responsables. Elle contraint les multinationales au respect des droits humains et des normes environnementales dans leurs activités commerciales.
L'initiative populaire Pour des multinationales responsables a été rejetée de peu en 2020, non par le peuple, mais une majorité de cantons, ndr.