Publié le 25.01.2018
Marcela San Pedro est née à Santiago du Chili en 1968. En tant qu’interprète, on la connait pour son travail auprès de Noemi Lapzeson/Vertical Danse ainsi que pour ses créations, notamment Para M (1994) avec Mikel Aristegui, qui remporta le premier prix de chorégraphie dans le Certamen Coreografico de Madrid. Un partenaire qu’elle a retrouvé au Théâtre du Galpon en décembre dernier pour Sans Titre 97/17, une réactualisation de leur pièce Sans Titre, créée en 1997 suite à une commande du Groupe Sida Genève.
En 1999, elle fondait la compagnie Le Ciel Productions dans la cité de Calvin, pour produire ses créations; des objets artistiques hybrides s’intéressant particulièrement aux liens entre les langages théâtraux (texte, mouvement, son et image) tels que Se reposer sur le dos d’un tigre (2006) d’après un texte de Friedrich Nietzsche, ou x3/…, trois installations théâtrales créées au Théâtre du Grütli en 2011. «Pour mettre la pensée en mouvement, la pluridisciplinarité est le moyen principal de l’action, le partage et l’échange entre des artistes, c’est notre manière de faire», explique celle qui publiait en 2015 Un corps qui pense, Noemi Lapzeson, transmettre en danse contemporaine, chez Mettispresses. A travers sa nouvelle pièce intitulée Frida/Diego, la chorégraphe et metteure en scène Marcela San Pedro questionne la pratique artistique et l’engagement de l’artiste aujourd’hui au regard du couple mythique Frida Kahlo et Diego Rivera.
Comment décririez-vous la forme de cette création?
C’est toujours difficile de qualifier mon travail car les mots sont trop sélectifs, parlons plutôt cuisine (sourires): j’aime créer des plats à plusieurs où chacun amène son histoire, ses compétences et sa fantaisie pour lui donner raffinement et saveurs subtiles. Décloisonner les disciplines artistiques leur permet de se potentialiser les unes les autres et d’élargir le dialogue.
Pour moi le spectacle commence dans le foyer du théâtre avec l’exposition de deux artistes que j’ai invités, Marisa Cornejo et Augustin Garcia. Puis le spectateur est invité à une grande fête à Mexico, dans ce Mexique plein de couleurs, de sons et de sensations, qui fête les morts et les vivants, en compagnie de Frida Kahlo et Diego Rivera qui y vécurent peut-être leurs plus belles années.
Ce que je souhaite à travers ce spectacle, c’est donner envie au public d’aller plus loin encore, d’aller voir leurs peintures et de lire leurs écrits. Je ne prétends pas avoir fait le tour de ces immenses personnages, mais je laisse entrevoir qui ils étaient, pour que le public ait envie de les rencontrer à travers leurs œuvres.
D’où l’idée de faire un spectacle en hommage à Frida Kahlo a-t-elle émergé?
Depuis que j’ai commencé la mise en scène, et même avant, je me suis toujours intéressée à la femme dans son rapport au monde et dans son activité de création, comme par exemple les auteures féminines Sarah Kane et Nelly Arcan. Pour la pièce Silence on pense (2012), j’avais fait appel à plusieurs femmes pour réfléchir à ce que c’est d’être femme aujourd’hui dans le milieu artistique. Frida Kahlo était une des figures à se distinguer dans ce travail de recherche qui a duré un an. C’est en parlant de ce fait étonnant au comédien Thierry Jorand et à sa compagne Pascale Vachoux, qui devant mes yeux devenaient Frida et Diego, que l’idée d’un spectacle autour de ce couple incroyable se dessinait petit à petit. C’est finalement la rencontre avec l’auteure contemporaine Julie Gilbert qui a fini de me convaincre de lancer ce projet, elle qui a vécu au Mexique où le souvenir de Frida reste vivant. Car si la figure énigmatique de Frida est connue en Europe par ses autoportraits repris sur de multiples supports, que sait-on vraiment sur elle, son œuvre et sur ce qu’elle a traversé dans sa vie?
Frida Kahlo et Diego Rivera sont pour moi des figures importantes de la peinture, des artistes qui nous amènent à réfléchir sur des choses qui nous arrivent aujourd’hui, qui vont de la marchandisation de l’art aux questions sur notre manière de vivre, et du consumérisme fou aux relations de couple et leurs problématiques. Qu’est-ce que le marché? Qu’est-ce que de prendre un pinceau et de peindre? Qu’est-ce que l’engagement de l’artiste dans l’histoire de la société? Qu’est-ce qu’aimer quelqu’un? Qu’est-ce qu’être libre?
Le texte a donc été écrit par toute l’équipe?
Je propose à des artistes de différentes disciplines, qui vivent ici et maintenant de se rencontrer pour travailler ensemble dans le présent. C’est une vraie écriture de plateau, bien que nous citions quelques brefs extraits de lettres que Frida a écrites, qui, même s’ils sont traduits, révèlent sa personnalité. Dans cette pièce il y a les rêves et les envies de toute l’équipe. Et c’est en invitant l’auteure contemporaine Julie Gilbert à se joindre aux discussions entre plasticiens, comédiens, vidéaste et musicien de ce projet que toutes les idées et envies du groupe ont pu être retranscrites.
Quel a été le fil rouge de vos réflexions?
Nous avons ouvert un dialogue entre nous en Suisse romande en 2018 et Frida Kahlo et Diego Rivera dans le Mexique des années vingt aux années cinquante, et nous avons eu le courage de nous poser les questions qui en résultent. Par exemple, l’image de Frida est aujourd’hui celle d’une femme libre et émancipée, mais si on regarde attentivement la relation qu’elle a eu avec Diego qu’elle admirait, on peut se demander si elle l’était vraiment. Mais en allant plus loin encore dans la réflexion, on peut alors s’interroger si le fait d’être libre n’est pas aussi celui de faire le choix d’aimer à en perdre la raison. Je crois que la force de l’amour nous échappera toujours. Nous avons donc ouvert des poupées russes les unes après les autres pour nous rendre compte que le questionnement était sans fin, car il n’y pas de réponses toutes faites, mais des réponses individuelles et multiples variant d’un être à l’autre, d’une vie à l’autre.
Notre réflexion s’est également portée sur l’engagement politique dont Frida et Diego ont témoigné, qui aujourd’hui ne semble plus rien signifier et dont une certaine nostalgie se dégage.
Que vous inspire ce que dit André Breton de l’œuvre de Frida: «Son art est un ruban autour d'une bombe»?
Cette formule est fantastique car elle dit tout. La peinture de Frida est vraiment explosive, tant dans la représentation que dans la profondeur des sentiments exprimés à travers elle: d’abord dans ses autoportraits où le regard perçant de cette jeune fille alitée de nombreux mois suite à un accident semble vouloir traverser la toile, jusqu’à ce qu’elle représente ses plus grandes souffrances telles que sa colonne brisée alors qu’elle se destinait à être médecin, les fausses couches qui en résultèrent, ou encore l’amputation de sa jambe droite à la fin de sa vie après plus de vingt opérations. Diego dira que la valeur et la force de la peinture de Frida résident dans l’honnêteté et le courage qu’elle a eu à peindre des éléments en lien notamment avec la sensibilité du corps féminin, ce que personne n’avait encore mis en avant. Si elle l’a fait avec autant de liberté, je pense que c’est parce qu’elle ne cherchait pas la renommée. Pour elle c’était Diego l’artiste, elle, elle ne se prenait pas au sérieux. C’est cette sincérité que Breton décrit à travers cette formule, lui qui put constater lors d’une exposition de Frida à Paris les vives réactions suscitées par ses œuvres puissantes.
Propos recueillis par Alexandra Budde
Frida/Diego, une pièce de Marcela San Pedro à voir au Théâtre du Loup à Genève du 23 janvier au 4 février 2018.
Renseignements et réservations au +41.22.301.31.00 ou sur le site du théâtre www.treatreduloup.ch