Quand la haute couture se fait tragédie

Publié le 28.09.2025

Présenté à La Comédie de Genève du 3 au 8 octobre, Lacrima pourrait, à première vue, sembler raconter la confection d’une robe de mariée destinée à une princesse. Mais sous l’éclat des dentelles et des perles, le spectacle de Caroline Guiela Nguyen déplie tout autre chose: l’envers du luxe, là où s’accumulent les heures invisibles, les gestes répétés, les silences qui pèsent.

La pièce traverse Paris, Alençon et Mumbai pour révéler ce que le monde de la mode préfère souvent taire. Elle le fait de manière originale en revenant en arrière, comme un film que l’on rembobine. À travers le destin de trois personnages - Marion, première d’atelier à Paris, harcelée et violentée par un époux à la jalousie maladive, Thérèse, dentellière d’Alençon, et Abdul, brodeur à Mumbai -, la metteuse en scène dessine une fresque polyphonique où l’intime croise le global.

La création d’une robe devient le fil d’une tragédie moderne, faite de contraintes économiques, de secrets familiaux et de hiérarchies implacables. Le voile d’Alençon, fragile relique d’un savoir-faire, se fait ici métaphore: derrière la beauté transmise, il y a aussi l’ombre d’une exploitation qui change de visage mais jamais de logique.

Cette attention au quotidien, à ce qui reste invisible dans nos vies, rappelle la démarche du Prix Nobel de littérature, Annie Ernaux, dans Regarde les lumières mon amour, où un simple centre commercial devient distraction pure et miroir de nos existences collectives, mettant en scène comportements et attitudes corporelles. Lacrima procède du même geste: la pièce donne voix aux gestes modestes, les inscrit dans une tragédie moderne. Et ce faisant, elle offre aux sans-voix une chose précieuse: la dignité d’un récit.

Entretien avec Caroline Guiela Nguyen, autrice et metteuse en scène, qui revient sur la genèse et les enjeux de Lacrima.



Votre pièce met en scène un compte à rebours précis, comme si chaque heure était comptée. Il imprime une circularité au récit, une tension tragique, une ampleur romanesque. Pourquoi avoir placé le temps au cœur du spectacle?


Le temps s’est imposé dès mes premières rencontres avec les ouvrières et ouvriers de la couture, de la broderie, de la dentelle. Dans leur langage, tout se mesure en heures: on ne décrit pas seulement un motif, on dit combien d’heures il faudra pour le réaliser. C’est une donnée incontournable de ces métiers.

Je voulais rendre sensible ce temps de la main et du geste. Le compte à rebours n’est pas un procédé dramatique artificiel; il permet de faire ressentir physiquement la densité du travail. Quand on voit un brodeur s’arrêter sur chaque élément, on perçoit presque le temps s’incarner devant nous.


Sur le choix de raconter simultanément trois histoires situées à Paris, Alençon et Mumbai…

J’ai toujours aimé les récits choraux, hérités du roman ou du cinéma. Ici, la forme s’est imposée naturellement. La confection d’une robe de cette ampleur traverse plusieurs territoires, plusieurs ateliers.

Il fallait que l’écriture reflète cette circulation. J’ai travaillé comme on tisse une broderie: en croisant des fils, en créant des motifs qui se répondent, parfois se nouent, parfois se défont. La forme polyphonique épouse la réalité de cette production mondialisée.


Marion, la première d’atelier, est un personnage central. Comment l’avez-vous imaginée ?

J’ai écrit ce rôle pour Maud Le Grevellec. Elle a une autorité naturelle et une dignité évidente, qui sont essentielles pour incarner une première d’atelier. Mais je savais aussi que Marion devait porter une faille intime. Elle est victime de violences conjugales.

Ce qui m’importait, c’est de montrer que même une femme perçue comme forte et compétente peut souffrir dans le silence. Trop souvent, on imagine que la douleur doit avoir un visage particulier. Avec Marion, je voulais rompre cette idée reçue.


La pièce est traversée par des secrets familiaux, souvent portés par des adolescentes. Pourquoi ce choix?

Aujourd’hui, les secrets ne durent plus comme autrefois. Il existe un désir de transparence, parfois excessif, mais bien réel. Dans Lacrima, trois jeunes femmes assument cette mission de faire éclater ce qui était tu. Camille, la fille de Marion, porte un secret qui finira par briser le silence autour des violences.

Rosalie demande à sa grand-mère de révéler enfin ce qui est arrivé à sa sœur. Et la fille d’Abdul pousse son père à affirmer sa place dans le monde. Toutes, à leur manière, ouvrent une brèche dans le silence des générations précédentes.


Abdul, le brodeur de Mumbai, incarne une autre forme de tragédie. Que raconte ce personnage?

Il illustre un paradoxe douloureux. Abdul aime son métier, mais cet amour le détruit peu à peu: il perd la vue à force de travailler. Et il ne peut pas en parler, car avouer son handicap signifierait perdre son emploi, et donc compromettre l’avenir de sa fille.

Son drame est de devoir taire ce qui l’atteint le plus profondément. À travers lui, j’ai voulu questionner les discours d’«éthique» brandis par les grandes maisons: protègent-ils vraiment les travailleurs, ou seulement leur propre image?


Vous introduisez aussi un personnage de styliste star, Alexander. Quelle fonction occupe-t-il dans la pièce?

Alexander représente le sommet d’une hiérarchie très claire: au-dessus, la princesse et le styliste; en dessous, les ateliers, puis les ouvriers et les ouvrières. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas tant son origine - il est anglais, avec des racines indiennes - que sa position de pouvoir.

En le plaçant là, j’ai voulu montrer comment des logiques post-coloniales continuent à structurer notre monde. Même dans un secteur aussi raffiné que la haute couture, les rapports de domination persistent, simplement transformés.


La scénographie repose sur des tables de travail et des nuances de blanc. Comment avez-vous pensé cet espace?

Les tables de travail sont le décor principal. Elles unifient les lieux et donnent au public l’impression de voir la robe se construire réellement sous ses yeux. J’ai beaucoup travaillé sur les différentes tonalités de blanc, comme une variation autour de la dentelle et du voile.

Et puis il y a les trois grands portraits brodés qui veillent sur la scène. Ce sont nos grand-mères - la mienne, celle de la scénographe, celle de ma collaboratrice artistique. Nous nous interrogions sur ce que nous héritions d’elles: le travail de la main, la patience, parfois aussi le silence.


Vous associez des interprètes professionnel les et des non-professionnel.les. Pourquoi cette démarche?

C’est une façon de travailler que je privilégie depuis longtemps. Pour trouver Thérèse, la dentellière, j’ai rencontré plus de deux cents personnes avant de choisir Liliane, dont je savais qu’on croirait qu’elle pouvait passer des journées entières dans le silence de son métier.

À l’opposé, une autre dentellière est interprétée par une rappeuse, et cela fonctionne tout autant. Quand les vraies dentellières d’Alençon ont vu le spectacle, elles ne se sont pas reconnues elles-mêmes, mais elles ont reconnu leur métier. Elles étaient émues de voir leur savoir-faire porté sur une scène de théâtre.


Propos recueillis par Pierre Siméon


Lacrima
Du 3 au 10 octobre 2025 à la Comédie de Genève

Caroline Guiela Nguyen, texte et mise en scène

Avec Dan Artus Julien, Dinah Bellity, Natasha Cashman, Anaele Jan Kerguistel, Maud Le Grevellec, Liliane Lipau, Nanii, Rajarajeswari Parisot, Vasanth Selvam, Charles Vinoth Irudhayaraj

Informations, réservations:

https://www.comedie.ch/fr/lacrima