Publié le 04.04.2025
Pour Fun Times signé Ruth Childs, cinq interprètes, dont la chorégraphe, investissent le plateau comme un terrain de jeu instable, où le rire, les pleurs et la voix deviennent des matières premières de création.
À savourer du 9 au 13 avril au Pavillon de l’ADC, Genève, à la croisée du cabaret burlesque, de l’opéra déstructuré et du manifeste existentiel.
Fun Times explore toutes les nuances du mot «fun».
Du plaisir partagé au rire grinçant, de la complicité à la moquerie. Le tragicomique, ce territoire mouvant entre éclat de rire et vertige du désespoir, irrigue la pièce comme un fil rouge écarlate, éclaboussant les corps, les sons, les regards.
Ruth Childs poursuit ici son exploration du corps musical et expressif, amorcée dans ses soli fantasia et Blast!, en y injectant un supplément de voix - vocalises, onomatopées, soupirs, sanglots, éclats - qui viennent se mêler au mouvement comme autant de lignes de fuite. Avec le complice sonore Stéphane Vecchione, elle invente un langage polyphonique orchestré en live (collage-montage et sampling notamment).
La voix devient instrument, partenaire, trouble-fête.
La scène se peuple alors de fragments: musiques réelles ou imaginaires, gestes suspendus, souvenirs de danse populaire ou de comédie musicale disséqués comme au scalpel, puis réagencés dans une boucle qui jamais ne se referme.
Fun Times dessine une humanité qui vacille, mais qui persiste à jouer, à rire, à danser - parce que c’est peut-être tout ce qu’il nous reste. Une œuvre libre, insaisissable, et profondément vivante.
Rencontre.
Quel a été votre désir de départ?
Ruth Childs: La pièce est née d’une réflexion sur l’idée d’ensemble, de groupe, et sur les besoins qui l’animent. Dans le contexte troublé de notre époque, il devient difficile de rire et de simplement profiter du moment présent ensemble.
Mon point de départ a donc été ce désir : retrouver une forme d’amusement, de joie partagée - to have fun, comme on dit en anglais.
Le rire, en ce sens, est une expérience collective. Il suppose une forme de travail commun. Dans la pièce, il est abordé sous plusieurs angles, comme un moteur de mouvement, de chant, de musique. Mais au fil du spectacle, ce rire se transforme, se déglingue peu à peu.
En contrepoint de cette dimension joyeuse, j’ai aussi voulu explorer la tristesse, et la façon dont elle est intimement liée à notre condition humaine actuelle.
Par le passé, j’ai eu l’occasion de performer dans la pièce de La Ribot, Laughing Holes qui résonne encore fortement en moi tout en appréciant grandement le travail de Maguy Marin.
Cette création fut toutefois l’occasion de réfléchir à la déconstruction et la performance du rire selon des formes et des modalités autres que chez La Ribot et Marin.
Plusieurs axes coexistant pour Fun Times. Prenez la musicalité. Elle est au cœur de mon travail chorégraphique et performatif. Dès lors, comment le rire peut-il devenir chant? De quelles manières utiliser les tonalités du rire pour en faire une partition musicale, une danse?
Oui, la musicalité est au cœur de mon travail chorégraphique et performatif. Je me suis interrogée : comment le rire peut-il devenir chant? Comment ses tonalités peuvent-elles être utilisées comme une partition musicale ou comme base d’une danse?
C’est une recherche sur le rire comme matière vivante et sonore. Il s’agit de trouver une danse commune qui nous permette de rire ensemble - ou de rire de nous-mêmes.
Ce spectacle prolonge une recherche entamée avec d'autres pièces comme fantasia, sur la déconstruction du «corps musical», et Blast!, un solo sur le corps expressif.
Dans Fun Times, nous explorons des motifs spatiaux inspirés de danses tantôt burlesques, tantôt ironiques, parfois très structurées, parfois plus libres. Le corps devient générateur de rythme, de musique, à travers le rire, mais aussi - dans une moindre mesure - à travers les pleurs.
Oui, Meredith Monk m’inspire énormément. Son travail vocal est unique : elle utilise des techniques non conventionnelles - sons gutturaux, murmures, vocalises abstraites... - et son mouvement part de gestes simples comme marcher, courir ou se balancer, qu’elle stylise en une forme de rituel.
Ce qui me touche particulièrement, c’est sa manière de faire dialoguer la voix et l’émotion : passer d’une note à une sensation, d’un rire à des pleurs, sans passer par les mots. Sa voix est un outil d’exploration de tout un spectre d’expressions non verbales.
Dans Fun Times, nous avons suivi cette piste : rire, pleurs, émotions, mais aussi répétition et structure inspirées de la musique minimaliste américaine. Monk joue également avec les mots et les sons — nous aussi.
Prenez les onomatopées comme «Ha Hi Ho» ou «He Ho» dans la pièce: elles peuvent peu à peu se transformer en «Hello». J’aime cette idée de laisser les choses ouvertes, multiples, d’évoquer sans tout dire, de ne pas chercher à imposer une signification précise ou une phrase à comprendre.
Absolument. Tout est parti de l’ouverture des Noces de Figaro de Mozart, une œuvre pleine de vitalité qui mêle amour, quiproquos, erreurs... et critique sociale
Ce tourbillon musical, avec ses répétitions, ses syncopes, ses contrastes dynamiques entre piano et forte, crée une tension qui m’intéresse beaucoup.Derrière une apparente légèreté, il y a une subversion.
Avec Stéphane Vecchione, qui a réalisé une version électro et minimaliste de l’ouverture, nous avons travaillé à partir de cette matière. À partir de Mozart, nous avons conçu une boucle de chants, musiques, gestes et mouvements qui reviennent sans cesse.
Oui, notamment à travers le sourire, que nous avons abordé comme une forme d’émancipation, de légèreté. Certaines chorégraphies partent de cette sensation de bonheur, de ce que le visage peut exprimer.
Pour Blast!, je partais déjà du visage pour construire le mouvement. Ici, nous avons voulu imaginer une danse moqueuse - non pas tournée contre les autres, mais tournée vers soi-même. Le tout dans une boucle burlesque où apparaissent et disparaissent les figures.
Concernant Charlie Chaplin, nous n’avons pas cherché à reproduire son corps et ses mimiques burlesques. Mais le titre Fun Times est un clin d’œil à son film Modern Times (Les Temps Modernes, 1936). Il y avait à l’époque de Chaplin un désespoir face au travail à la chaine, à la mécanisation du corps au travail et à la guerre qui menaçait.
De même, notre présent est marqué par un désespoir toujours plus fort.
Le choix du rouge est franc. Que ce soit au plan théâtral ou clownesque. Cette couleur pourrait représenter l’amour, l’enfer ou le nez d’un clown. Avec cette couleur, il s’agit bien d’affirmer et d’assumer le tragique, l’infernal, le ridicule, voire le grotesque.
Le rouge se retrouve refiguré par la scénographie signée Melissa Rouvinet et la création lumières de Joana Oliveira.
Quant à elle, la costumière et styliste Tara Mabiala a travaillé sur des textures en partant de camaïeux de rouges. Ses réalisations s’imaginent en résonance avec l’histoire de la musique, dont l’esthétique volontiers électronique des années 80. Mais aussi en écho à de multiples références cinématographiques. Sans oublier des clins d’œil à l’univers de l’Entertainment.