Un cri suspendu dans le temps

Publié le 05.03.2025

Que découvre-t-on dans de La Révolte de Villiers de l’Isle-Adam, pièce créée par Philippe Lüscher à La Julienne de Plan-les-Ouates, du 7 au 16 mars?

Un soir, dans un huis clos tendu comme une lame, Élisabeth fait un choix radical: elle quitte son mari, Félix, et avec lui, une existence qu’elle refuse désormais. Celle d’une femme qui a bâti la fortune de son époux, mais qui refuse d’être une simple pièce dans l’engrenage du profit.

Comptable lucide dans un monde où tout se monnaye, elle veut s’affranchir d’un ordre qui l’étouffe.

Sous son apparente simplicité, La Révolte déploie toute la tension d’un éveil brutal. Le texte, d’une précision implacable, oscille entre l’élan lyrique et la froideur des chiffres, miroir du combat intérieur d’Élisabeth.

Face à elle, Félix, banquier d’abord incrédule puis accablé par l’inéluctable, incarne un système où l’argent dicte les destins.

Dans ce duel où l’intime et le politique se mêlent, impossible de ne pas penser à La Maison de Poupée d’Ibsen, pourtant postérieure.

Car au-delà du choc conjugal, c’est bien la place du féminin dans la société qui est en jeu. Élisabeth, tour à tour insurgée et captive d’une forme d’asservissement volontaire, devra-t-elle faire le deuil de certains rêves?

Pourtant, sa parole résonne encore. Car La Révolte n’est pas qu’un face-à-face domestique: c’est un manifeste, un cri contre les structures qui écrasent l’individu. Certaines révoltes ne s’éteignent jamais – elles changent simplement de visage.

Entretien.



La Révolte a été écrite en 1869 et heurtait déjà l’idéologie dominante de son époque. Qu’est-ce qui, selon vous, rend ce texte encore si percutant et pertinent aujourd’hui?

Philippe Lüscher: Villiers de l’Isle-Adam confronte des personnages aux visions irréconciliables, presque allégoriques. D’un côté, le médiocre banquier privé ancré dans le réel Félix incarne le matérialisme triomphant.

De l’autre, Élisabeth, son épouse, représente un élan vers l’absolu, une aspiration au rêve et à l’idéal.

Or, notre société contemporaine connaît elle aussi une polarisation marquée entre les personnes qui demeurent attachées au pragmatisme et celles qui recherchent une autre voie, plus spirituelle ou utopique.

Ce constat de l’auteur demeure d’une actualité frappante. Mais La Révolte ne frappe pas seulement par son propos: sa modernité est aussi une question de forme.

Villiers de l’Isle-Adam construit sa pièce sur une dramaturgie en tension permanente, où se succèdent dialogues incisifs et monologues polyphoniques, rythmés par des ruptures brusques.

C’est un texte d’une richesse exceptionnelle...

Il joue avec le théâtre lui-même. Félix, par exemple, affirme son amour pour les «vieilles pièces» et méprise la dramaturgie des «novateurs». Ce faisant, il s’adresse directement à Villiers de l’Isle-Adam, qui, dans son écriture, bouscule les codes établis.

L’illusion théâtrale est également rompue à des moments clés. L’un des plus marquants est la chute du quatrième mur, lorsque le personnage s’adresse directement au public.

Pour son époque, l’auteur est un véritable novateur, non seulement par son jeu de mise en abyme entre la scène et la salle, mais aussi par sa manière de faire du langage le moteur de l’action dramatique.

Sans oublier la place essentielle qu’il accorde à l’invisible et au hors-scène.

La structure du texte est fragmentaire, distanciée...

Ce qui frappe surtout, c’est la mise en voix de deux protagonistes radicalement opposés.

D’un côté, les monologues d’Élisabeth expriment la révolte d’une femme qui, sur un mode concret et terre à terre, refuse d’être enfermée dans le carcan du mariage.

Mais ce réalisme bascule progressivement: Élisabeth devient un être hybride, tour à tour épouse comptable, poétesse, philosophe...

Son langage se métamorphose, se libère du rationnel pour basculer dans une esthétique symboliste, loin du romantisme attendu.

À travers elle, la parole devient insoumission, subversion. Elle incarne la poésie même de Villiers de l’Isle-Adam, qui refuse de réduire l’existence à une simple comptabilité.

Qu’en est-il de la dimension féministe de la pièce?

Même si la révolte d’Élisabeth demeure inachevée, la pièce peut être considérée comme un manifeste féministe avant l’heure.

Ce qui frappe, c’est l’incertitude qui entoure son geste d’émancipation. Elle veut partir, elle brise le cadre conjugal, mais son départ est teinté de doutes, comme si l’époque elle-même freinait son élan.

Si l’on qualifie souvent le théâtre de Harold Pinter de théâtre de la menace, celui de Villiers de l’Isle-Adam pourrait être défini comme le théâtre du doute et de l’incertitude.

La scène de rupture entre les époux désarçonne, car elle commence comme un règlement de comptes strictement comptable. Au fil d’un calcul détaillé et non dénué d’ironie, Élisabeth expose à son mari qu’elle lui a fait gagner des millions tout en ne conservant pour elle que quelques milliers de francs. Quel est votre regard sur cet épisode?

Le procès qu’Élisabeth intente à son mari est d’abord méthodique. L’auteur installe la relation conjugale sur un terrain professionnel avant même d’aborder le terrain sentimental *.

Très vite, le constat est accablant: Élisabeth a travaillé en service commandé, sans reconnaissance, et pour un défraiement dérisoire au regard des profits amassés par Félix.

Elle a mené d’habiles opérations bancaires, effectué des placements avisés qui ont enrichi son mari... mais elle, en retour, n’a obtenu qu’une rétribution symbolique.

Ce moment de bascule est fondamental: ce n’est pas seulement une épouse qui quitte son mari, c’est une femme qui met en lumière l’exploitation silencieuse dont elle a été victime. Son départ n’est pas une simple fuite, c’est un acte de résistance.

Il y a d’autres moments de bascule dans cet échange entre époux..

Oui. Élisabeth pourrait partir à l’issue de son bilan comptable. Mais Félix, déboussolé et troublé, tente de la retenir en lui demandant si elle a un amant. C’est une réplique typique de la comédie bourgeoise et du vaudeville.

À partir de là, c’est son statut de femme au sein de la société et de la relation conjugale qui est encore mis en lumière et interrogé.

Aux yeux de Félix, Élisabeth ne peut pas vouloir partir d’elle-même, pour elle-même. C’est précisément cette réduction de la femme à un simple rôle d’épouse et de possession qui est interrogée dans la pièce.

Comment expliquez-vous le retour de l’héroïne en son foyer?

S’agit-il uniquement d’une émancipation avortée? Je pense plutôt qu’il faut voir en Élisabeth une figure de l’ambiguïté, du paradoxe.

Elle amorce un mouvement d’émancipation, mais celui-ci se heurte aux limites imposées par son époque.

Revient-elle aussi par souci pour sa fille? Est-ce que sa révolte doit se réaliser de l’intérieur? Repartira-t-elle avec sa fille dont elle ne veut pas qu’elle entre dans ce schéma de domination patriarcale?

On peut interpréter son retour de différentes manières sans le réduire à une simple capitulation.

Comment apparaissait l’écrivain à ses proches?


Aux yeux de l’entourage de Villiers de l’Isle-Adam, l’homme se révèle dégoûté par la société industrielle qui se mettait alors rapidement en mouvement. L’individu est alors rattaché au simple profit prôné par cette modernité.

Dans le même temps, l’écrivain était considéré comme une personne contradictoire cultivant nombre d’incertitudes sur différents thèmes en débat dans la société de l’époque dont les inégalités sociales et la condition féminine. Il était ainsi prêt à se contredire s’il le fallait.

Au terme de la pièce, Élisabeth figure plus que jamais le doute et l’indécision propres à l’auteur de La Révolte.

La posture de l’héroïne?


Elle résume ainsi sa position: «Je veux vivre». Ce cri intérieur fait songer à certains personnages féminins dans Les Haut de Hurlevent d’Emily Brontë.

Sa rupture repose à la fois sur une longue réflexion et une grande souffrance vécue sur le long terme. Tout cela se traduit par un rêve incertain si plein de doutes.

Cela rejoint l’état d’esprit de notre époque. Celui d’un doute permanent. Que ce soit sur le plan existentiel, économique ou géopolitique.

Qu'en est-il de la scénographie?


Le décor se démarque des didascalies de la pièce.

Le souhait était de recréer un lieu indéfini oscillant entre présence et absence. Il y a l’empreinte de la froideur issue du monde bancaire mais le lieu peut évoquer ici un sous-marin, là une salle de sport réinventée.

Félix peut y cultiver à la fois son corps et son bénéfice. Les colonnes représentent la puissance du métal ainsi qu’en témoigne l’édification de la Tour Eiffel (1887-89). Au sol, le damier évoque le jeu d’échecs.

Dans une atmosphère lynchienne renforcée par le travail sur la lumière et les on, c’est une scénographie jouant volontairement de la symétrie.

Où est alors la place à faire au rêve pour Élisabeth qui se heurte aux piliers?

Propos recueillis par Pierre Siméon


La Révolte

Du 7 au 16 mars 2025 à La Julienne, Plan-les-Ouates

Villiers de l’Isle-Adam, texte - Philippe Lüscher, mise en scène et scénographie
Avec Emilie Cavalieri et Simon Labarrière

Informations, réservations: https://www.saisonculturelleplo.ch/la-revolte


* Felix ne reconnait en son épouse qu’«une brave petite femme, et surtout une femme de tête». Et s’il a triplé sa fortune comme il le dit, c’est bien grâce à l’inlassable travail et l’engagement à fort peu de frais d’Élisabeth à ses côtés, ndr.