Des mondes chromatiques et émotionnels
À découvrir au Grütli du 6 au 9 novembre, ce spectacle constitue le troisième volet d'une série débutée en 2019. Il s'inscrit dans une réflexion plus large sur l'usage des couleurs uniques dans l'art, un genre réinventé et revitalisé depuis les années 1950 par des pionniers tels que Robert Rauschenberg, Ellsworth Kelly, et surtout Yves Klein.
Le repos est une œuvre sensible, un pont entre le visible et l'invisible, entre l'audible et le silence. Elle invite à une réflexion sur la manière dont nous faisons face aux changements inévitables de la vie. La création se présente comme un diptyque vibrant, oscillant entre deux mondes chromatiques: un acte bleu musical marqué par le chant mélodique sans paroles suivi d'un acte orange pleuré et dansé.
Il est accompagné de cornemuse, instrument reflétant une nostalgie personnelle à Clara Delorme. L’ensemble offre une expérience visuelle et sonore d'une intensité rare. Pour l’artiste, le choix de ces couleurs relève d'une quête personnelle de signification et d'expression émotionnelle, marquée par une sensibilité synesthésique lui permettant de percevoir la musique en couleurs.
Le bleu, évoquant l'heure mystérieuse où le jour cède sa place à la nuit, et l'orange, symbole d'un nouveau jour, encadrent un récit profond sur le deuil, la perte, mais aussi sur la capacité de l'art à capturer et transformer les moments de transition et de vulnérabilité humaine. Rencontre.
Se recueillir, se poser ou marcher, le repos a tant de formes pour l’historien français Alain Corbin (Histoire du repos). D’où vient ce titre?
Clara Delorme: La création fut initialement appelée L’externat et le foyer, un titre énigmatique et étrange. Cela m’a conduite à opter pour un autre intitulé, Le repos, qui a un côté sensitif. J’ai l’impression que c’est bien le repos que l’on se souhaite le plus pendant et après un deuil, tant du côté des vivants que des morts, par exemple.
Emotionnellement, il est lié à un une période brève particulière de la journée, celle dite de l’heure bleue, le soir entre les dernières lueurs diurnes et le crépuscule. La luminosité orange est-elle l’aube ou l’heure dorée, cette courte période suivant le lever de soleil ou précédant son coucher?
J’ai fini pas opter pour l’aube
Ces lumières du ciel en viennent à teindre l’ensemble du paysage. Il s’agit de quelques minutes au fil d’une journée, où l’on a l’impression d’avoir mis des lunettes aux verres teintés de bleu ou d’orange.
Une atmosphère prégnante et très forte se dégage de ces moments. D’où leur côté émotionnel. Ce sont véritablement ce que je pourrais appeler des instants d’épiphanie. Repos et apaisement s’installent alors dans un temps dilaté au cœur du réel.
Du point de vue artistique, les nuances et impressions uniques engendrées par le crépuscule et l'aube sont pour moi une source d'inspiration majeure. Mon objectif, en collaborant avec les éclairages conçus par Florian Bach, est de restituer et traduire cette tranquillité, ce sentiment d'évasion et ce lien avec l'élément mystérieux que ces moments de transition entre le jour et la nuit évoquent en moi.
C’est aussi associer à des impressions mélancoliques et à un propos sur le deuil et la séparation fatidique.
J’envisage le corps au sens large comme outil chorégraphique. Que ce soit la respiration, les flux d’air. Ou les yeux dans le second volet du triptyque, Malgrés. Dans mon expérience de la tristesse et de la peine, dans les pleurs en particulier, le corps et la voix, marchent toujours ensemble. Jusque que dans cette communauté de pleureuses que nous formons au plateau.
Mon but est de créer un espace choral avec quatre artistes qui viennent chanteur, pleurer et donc accompagner les peines du public, sans happy end.
Le corps est au service d’une parole non-verbale tentant de s’exprimer sur un plan émotionnel, du cri à la choralité. Animée par le souffle de la cornemuse qui fait partie de mon enfance paternelle et des sons avec lesquels j’ai grandi, la partie orange est tout entière marquée du désir de faire sortir les flux énergétiques par le corps.
La cornemuse peut être associée à une forme de puissance et d’appel, mais aussi de larme musicalisée, un instrument qui connecte à la danse et au corps. C’est une section plus personnelle, intime pour chaque interprète, alors que la partie bleue est chorale.
J’ai confié au musicien genevois et compositeur de musiques de films, Christian Garcia-Gaucher, la création d'une composition vocale de 30 minutes pour séquence dite "bleue", caractérisée par ses variations. Il a d’abord fallu moduler les aptitudes vocales des danseuses, non-chanteuses.
Ceci grâce à des improvisation et expérimentations. Il a développé une méthode d' "improvisation organisée". Elle se réalise sans partitions fixes et encourage l’expression émotionnelle avec une large palette de dynamiques et sans texte. En réalité, nous savons précisément ce nous devons faire et à quel moment.
La seconde partie, "orange", se concentre sur le mouvement et la musique préenregistrée, avec un fond de cornemuse pouvant aller de transformations profondes à une forme presque pure, inspirée par l’un de mes souvenirs mélancoliques.
Dans cette pièce, ma position initiale en bord de plateau-plateforme surélevé de trois mètres sur trois est plutôt active, à la limite de la chute. Elle tient à peu de chose, étant en équilibre au-dessus du vide à la force de mes bras. Si cette posture est musculairement active, elle reste toutefois plutôt calme que reposée.
Présentez-nous plus avant le premier volet de ce triptyque sur le monochrome, qui vous a fait connaître.Il s’agit de mon corps blanc sur un carré de même couleur, un monochrome blanc donc. N’ayant pas à l’époque d’idées pour cette réalisation, c’est bien le syndrome de la page blanche qui s’est ancré dans mon esprit. D’où mon corps proche de celui de l’animal.
Cette pièce en apnée est aussi animée d’une exploration de la limite entre le vivant et ce qui est mort, l’un de mes sujets d’intérêt. L’œil découvert ainsi un cours solo de mon corps nu portant seulement des lunettes. Il est composé notamment de postures et positions successives, à quatre pattes, étendue sur le dos...
Mon univers a bien un côté étrange, décalé comme en témoigne le décalage du port de lunettes sur un corps nu. À mes yeux, ce décalage permet d’ouvrir l’imaginaire, de ne pas figer les choses. Et aussi de rester dans l’instant, car il s’agit d’un travail sur l’ultra-présence.
Côté grammaire chorégraphique?Je ne cherche qu’à faire, refaire et donc répéter le mouvement, la posture, l’angle d’un bras ou d’une jambe en écho et symétrie. Mon pont départ étant le corps, j’ai eu envie de jouer sur le fait d’arrêter de respirer.
Cela suscite toute une série de chemins énergétiques et musculaires ainsi qu’un rythme à l’intérieur du corps. Des formes se sont ensuite installées à force de répéter le même mouvement. Les références sont ici davantage animalières que picturales ou sculpturales. La nudité contribue alors à rendre visibles ces micromouvements physiques.
Entretien réalisé et mis en ligne une première fois en mars 2024, en amont de la création du spectacle au Théâtre Sévelin 36, Lausanne
Le Repos
Du 6 au 9 novembre 2024 aux Théâtres du Grütli, Genève
Clara Delorme, idée et envie
Claire Dessimoz, Karine Dahouindji, Clara Delorme et Emma Saba, chorégraphie et interprétation - Jessica Allemann, danseuse en résidence et reprise
Informations et réservations:
https://grutli.ch/spectacle/le-repos/