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La solitude au masculin

Publié le 07.09.2025

Avec Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, Valentin Rossier adapte et porte à la scène un récit d’un Romain Gary à vif, désabusé et drôle à la fois. À voir du 16 au 28 septembre à la genevoise Scène Cæcilia.

Le personnage principal, Jacques Rainier, riche homme d’affaires, est soudain rattrapé par la défaillance de son corps et la peur d’humilier l’amour.

Gary écrivait cette descente avec panache et auto-ironie; Rossier, lui, tente d’en épouser chaque aspérité. Sans gommer la crudité, mais en lui rendant sa musique mélancolique.

La mise en scène accentue cette oscillation permanente. Les médecins, froids et techniques, deviennent presque comiques dans leurs explications mécaniques de l’érection perdue.

Laura, amante jeune et solaire, n’apparaît qu’essentiellement travers des projections et des voix, comme un mirage de tendresse que Jacques n’arrive plus à croire. Ou le fantôme de l’actrice Jean Seberg avec laquelle Gary eut une relation tourmentée et fusionnelle. Un choix pertinent aussi à l’ère des compagnes virtuelles toujours disponibles (AI Companion).

Entre ces figures, Valentin Rossier, dans le rôle principal, se tient seul, jetant ses mots comme des défis à la fatalité. L’espace scénique, traversé d’ombres et de musiques flottantes comme les eaux noires projetées de Venise, devient le reflet d’un combat intérieur. Celui d’un homme qui refuse de céder à l’apitoiement.

Ce qui saisit, c’est moins la confession d’un individu que le miroir tendu à chaque mâle cisgenre fin cinquantaine. La peur du déclin, l’orgueil blessé, la rage de continuer à aimer et à donner ou prendre malgré la limite - voilà ce qui affleure, au-delà du sujet de l’impuissance.

L’adaptation sobre et âpre du roman fait résonner l’élégance désespérée de Romain Gary.

Entretien avec Valentin Rossier.



Un parallèle est dressé entre une société européenne en décadence et la vérité du corps qui doute. Qu'est-ce qui vous a intéressé dans ce récit auto-ironique de Romain Gary?

Valentin Rossier: Tout a commencé il y a vingt-cinq ans, à la lecture du roman. Il m'avait beaucoup fait rire. Je m'étais déjà dit à l'époque qu'il serait passionnant d'en proposer une adaptation théâtrale. Ce récit sulfureux m'a toujours habité.

Bien entendu, il y a cette ascension - si je peux me permettre le jeu de mot - de l'impuissance qui traverse tout le récit.

Le personnage de Jacques, un ancien diplomate qui est un peu Romain Gary lui-même, se bat contre ce déclin physique lié à l'âge, surtout parce qu'il est amoureux d'une jeune femme bien plus vivace que lui. C'est cette lutte, à la fois drôle et tragique, qui est au centre de tout.

Le récit est traversé par l’amour, la lucidité et une ironie féroce.



L’écrivain confessait un penchant pour les farces et se voyait en marionnettiste de personnages ambigus. Que reste-t-il de cette ambiguïté dans la descente aux enfers un brin paranoïaque de cet ex-conquérant?

Nous avons justement choisi de monter le spectacle de façon onirique, pour épouser l'esprit de l’auteur. Jacques ne quitte pas sa chambre d'hôtel; tout vient à lui. Le médecin, les souvenirs... L'adaptation théâtrale fonctionne ainsi: comme une succession de fantasmes, de rêves ou de cauchemars.

Un exemple?

Ce principe a été poussé avec le personnage de Laura, la jeune Brésilienne du roman. Dans cette adaptation, elle n'existe pas réellement, n’étant essentiellement qu'une projection - au sens propre, grâce à de la vidéo.

Cela renforce l'aspect onirique et souligne le fantasme masculin, évitant ainsi de donner à la pièce un aspect trop machiste ou égocentrique en confrontant Jacques à une comédienne en chair et en os. Cela devient le cauchemar de la solitude. Il touche beaucoup les êtres à la fin de la cinquantaine comme le héros de la fable.





La scénographie évoque des flots noirs, entre le peintre français Pierre Soulages et une mélancolie tarkovskienne. Quel était votre parti pris pour ce paysage, ce tableau plastique?

L'espace est une grande chambre d'hôtel, mais il n'y a qu'un lit. Il est l'épicentre des préoccupations du personnage. Derrière, une série de panneaux translucides permet des projections en rétroprojection.

Nous fuyons le réalisme. Et projetons des images d'eau, de Venise... des ambiances qui accompagnent et amplifient la mélancolie du personnage.

C'est très pictural. Il y a les projections de Laura, surréalistes, l'eau qui est un motif récurrent ici refiguré par l’IA. Chaque image est choisie en fonction des besoins du récit pour créer une ambiance à la fois poétique et dépressive.

Laura est donc incarnée par une comédienne via la vidéo, une image rémanente, fantomatique, au filmage très doux. Sa présence est rémanente, fantomatique. Vouliez-vous créer un personnage plus complexe que dans le roman par ce décalage?

Absolument. Tout en étant vraiment amoureuse, elle est l'objet d'un amour sincère, mais en faire une image renforce l'idée qu'elle est une construction.

Cela crée un parallèle avec notre époque et les relations que l'on peut avoir avec l'intelligence artificielle, ces présences désincarnées qui peuplent nos vies. C'est très actuel.

Ce choix place le public dans l'esprit nocturne et dystopique de Jacques. Même dans les scènes d'amour, il est seul sur scène face à ces projections. Cela renforce totalement l'idée que nous sommes dans le fantasme pur, et non dans une étreinte partagée, ce qui donne une dimension bien plus intéressante à sa solitude et une lecture plus aigüe du personnage.

Dans le roman, l’amour entre Jacques et Laura est immédiat et réciproque. Elle n’est pas intéressée. Mais la paranoïa phallocentrée gâche-t-elle une chance réelle?

Oui, c’est un frein à l’amour. Le roman est d’abord une histoire d’amour authentique. Le regard des proches, le jugement social, le doute intime - tout cela ronge Jacques. Romain Gary insiste sur la force romantique du lien pour montrer ce que la peur détruit.

Comment avez-vous abordé le travail d'adaptation de ce roman de plus de 300 pages, et qu’apportent des comédiens comme Mauro Bellucci, et Vincent Jacquet

L'écriture de Gary est déjà très théâtrale, avec de longs dialogues et des récits. Les scènes avec les médecins sont parmi les plus fortes. C'est d'ailleurs ce qui m'a d'abord motivé: l'idée de porter au théâtre ces personnages incroyables. Il y a le défenseur de la prostate, interprété par Mauro Bellucci, et un médecin plus zen, joué par Vincent Jacquet. Adapter consistait à faire un travail assidu pour condenser le roman tout en conservant sa substance et en le rendant jouable. Le défi était de taille, mais la matière s'y prêtait.

La nudité de Jacques Rainier est montrée de manière hyperréaliste, prostrée, comme une incarnation de la déréliction. Quel rôle joue-t-elle?

Elle était inévitable. Dans ce roman, on parle du corps qui flanche, de la chair qui souffre. Cette nudité n'est pas glorieuse; elle est souffreteuse. On voit Jacques derrière un panneau, sur son bidet, en train de prendre un bain de siège pour soigner ses problèmes... C'est cru, mais nécessaire.

Le théâtre a toujours un lien avec la peinture, nous composons des tableaux vivants. Dès le début, le héros se découvre nu, avec derrière lui une Venise dans des couleurs de pétrole et d'eau. C'est sombre, dépressif.

Par moments, cela évoque la sculpture, Le Penseur, de Rodin, surtout quand il est assis sur son bidet, comme une statue. Ce sont des images qui viennent inconsciemment, elles ne sont pas forcément volontaires.

Une grande partie de mon travail se fait dans l'imaginaire, en rêvant ces images.

Malgré la débâcle intime, la scénographie offre des éclats de poésie, de la lumière, une musique suspendue. Comment avez-vous travaillé ces moments de grâce?


C'est d'abord dans l'écriture de Gary. Elle est gracieuse, d'une grande poésie, et c'est ce qui crée un décalage magnifique avec la problématique triviale du personnage. Il parle de sa souffrance avec humour et détachement, ce qui désamorce le drame. Mon travail était d'accompagner cette écriture romanesque, de la souligner. Il y a une forme de courage dans cette façon d'aborder le sujet.

C'est un roman sur l'amour, un amour sincère qui se heurte au jugement des autres et à la déchéance physique.

Gary était un visionnaire, même dans sa mort. Ce n'est pas la peur de vieillir en soi, mais la peur de ne plus pouvoir aimer comme il l'entendait: aimer la féminité, le corps, la tendresse.

Jusqu’à la fin tragique de Romain Gary qui s’est tiré une balle dans la bouche...

Assurément. Il avait une douceur, une élégance, que l'on retrouve dans sa lettre d'adieu: «Au revoir et merci. Je me suis bien amusé.» C'est la pirouette finale d'un immense mystificateur.

Il y a chez lui une politesse du désespoir. Quand il écrit «J'étais au-delà de tout et plus rien ne pouvait m'arriver», ce n'est pas qu'une trace de désespoir; il y a peut-être aussi une forme de renaissance dans la déréliction.

Et cette phrase magnifique de l’écrivain: «Je n'ai jamais été un homme de plaisir, mais un homme de sanctuaire.» Cela touche à une dimension quasi sacrée de la tendresse, c'est extraordinaire. Gary a toujours cru que l'amour entre un homme et une femme était possible, contre toute attente. C'est ce qui fait sa force et sa puissance littéraire.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable

Du 16 au 28 septembre 2025
Théâtre Cæcilia – Genève
Dans le cadre de Scène Vagabonde Festival

D’après le roman de Romain Gary
Valentin Rossier, adaptation, mise en scène et jeu


Informations, réservations:
https://scenevagabonde.ch/au-dela-de-cette-limite-votre-ticket-nest-plus-valable

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