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Voyage au bout de l’absurdité de la guerre

Publié le 27.02.2025

Au Théâtre des Amis, du 4 au 16 mars, Felipe Castro relève un défi de taille avec Voyage au bout de la nuit, interprétant son adaptation scénique du chef-d’œuvre de Louis-Ferdinand Céline.

Seul en scène et avec l’aide artistique de José Lillo, le comédien plonge dans une langue incandescente, brute, où chaque phrase résonne comme une gifle à l’illusion du progrès humain.

La boucherie de la Grande Guerre 14-18 - plus de 9 millions de morts et quelque 21 millions de blessés - ,
la misère, le cynisme et l’errance se déploient sous sa voix et son corps, ravivant l’inquiétante modernité d’un texte.

Un récit près d’un siècle après sa parution, continue de heurter et d’interroger et de se révéler d’une brulante acuité à l’heure où la guerre qui ravage l’Ukraine entre dans sa troisième année.

Cette mise en voix du roman promet une expérience immersive prompte à harponner l’attention dans un maelström de visions hallucinées, douleurs, désillusion nocturne et rage.

Les mots de Céline, le rythme syncopé de sa langue, sa crudité viscérale trouvent ici une résonance singulière. Ces mots réveillent en nous la conscience des abîmes, ceux de la guerre passée comme ceux de notre présent saturé de conflits et d’indifférence.

Felipe Castro porte cette parole à vif, incarnant l’humanité déchirée de Bardamu, le double célinien éternellement en fuite. Entre lumière et ténèbres, entre effroi et tendresse, ce moment de théâtre promet de ne laisser personne indemne.

Entretien.



Qu’apporte le style émotif et le témoignage des tranchées de 14-18 de Céline, où 900 jeunes Français mouraient par jour, dans un monde toujours si marqué par les conflits?


Felipe Castro: L’adaptation met en avant les épisodes guerriers du roman.

Ce qui frappe immédiatement dans la langue célinienne, c’est sa puissance à dire la guerre, à montrer ce qu’elle inflige au corps et à l’esprit, à révéler comment elle détruit l’humanité. Si le récit semble ancré dans la mort, il est avant tout une tentative de dire la vie, souvent avec tendresse

 Céline y exprime une compassion d’abord pour lui-même, puis pour ceux qui subissent les ravages de la guerre. Son expérience du front a marqué sa manière d’écrire autant que son regard sur le monde.



C’était votre point de départ?


J’ai d’abord découvert les Cahiers de prison, ce journal tenu par Céline lors de son incarcération au Danemark en 1946 *.

L’idée initiale était d’utiliser l’espace carcéral comme point de départ, un lieu où émergent ses réflexions sur la vie, l’écriture, et où la violence de la prison fait écho à celle de la guerre.

Mais en travaillant avec José Lillo, nous avons recentré l’adaptation sur la Première Guerre mondiale et ses années immédiates d’après-guerre, retrouvant Céline à Paris, installé comme médecin **.

Un récit autobiographique romancé, mais aussi un regard critique sur son époque?

Assurément. Même si les épisodes en Afrique et aux États-Unis du Voyage au bout de la nuit ne sont pas évoqués ici, la dimension picaresque reste essentielle. C’est un roman d’initiation.

Le défi était de préserver et de passer la force de sa langue, ce rythme si particulier qui condense son expérience de la guerre et en restitue la brutalité.

Céline capte avec une acuité rare les effets physiques et psychologiques du conflit sur lui-même et sur ceux qui l’ont vécu.

Quel soldat aujourd’hui ne pourrait possiblement dire, comme Bardamu découvrant la guerre pour la première fois: «On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté»?

Oui. Tout l’enjeu, lors des répétitions, est de trouver le niveau d’incarnation le plus juste.

De fait, je n’ai pas l’ambition de rivaliser avec l’horreur décrite par Céline à travers ses souvenirs intimes. Mon travail d’acteur est d’en suivre les pas, sans chercher à juger moralement l’époque et le monde qu’il décrit.

L’essentiel est d’atteindre un degré de vérité, de porter la parole de l’écrivain dans toute son ampleur.





Sur votre présence de comédien au plateau?

L’approche repose sur une gestuelle minimale, évitant les mouvements trop préconçus. Juste assez pour que le jeu reste vivant et évocateur.

Céline écrit : «C’est effrayant ce qu’on en a des choses et des gens qui ne bougent plus dans son passé. Les vivants qu’on égare dans les cryptes du temps dorment si bien avec les morts qu’une même ombre les confond déjà». Comment résonne ce dialogue entre les vivants et les morts?

Ces mots surgissent à la fin du spectacle. Ils traduisent l’obsession de Céline pour la mort, hanté par ses proches disparus, par la guerre, mais aussi par son impuissance à sauver ceux qu’il aime.

La mort est bien omniprésente.

Bardamu est un double possible du cuirassier Destouches (Céline), salué de la médaille militaire.

Pour l’imaginaire de l’écrivain, le parcours de Bardamu pourrait se voir comme une mort lente: «Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit...», lit-on dans Voyage...

Et plus loin: «La vérité, c’est une agonie qui n’en finit pas. La vérité de ce monde c’est la mort. Il faut choisir, mourir ou mentir. Je n’ai jamais pu me tuer moi.»

Il me tenait à cœur d’amener aussi cette dimension mortifère du côté vital, d’une force de fuite, voire de résistance face à la douleur physique décrite et la monstruosité de 14-18 qui a fauché toute une jeunesse.





Comment cela se traduit-il ailleurs dans cette adaptation?


Les deux épisodes choisis pour évoquer Céline médecin d’avant-guerre sont bouleversants. Il y a cette femme, victime de trois avortements, qui cette fois ne survivra pas. Et Léon, son compagnon de guerre, rencontré sur le front.

Ces moments témoignent moins d’une impuissance à sauver que d’une incapacité à supporter la mort d’autrui. Pour Céline, elle est une réalité «énorme», un adjectif qu’il emploie partout.

Votre adaptation intègre des extraits de Guerre, récit posthume publié en 2022 et suite directe du Voyage au bout de la nuit.

Pour certains céliniens, Guerre n’est pas un roman, mais un texte fragmentaire, inachevé, reconstitué à partir de feuillets épars. Céline ne l’aurait sans doute jamais publié tel quel.

Dans sa première partie, il revient sur sa blessure et ses semaines de convalescence. Ces pages n’existent pas dans Voyage au bout de la nuit, mais permettent de plonger au plus près du retour du soldat blessé à Paris, épisode que nous abordons dans l’adaptation.

Certains critiques ont vu dans Voyage au bout de la nuit une contestation violente du roman bourgeois et du succès de Proust. Céline parle d’une «symphonie littéraire, émotive, plutôt que d’une véritable roman». Quelle est votre perception de cette musique célinienne?

Sa langue a une apparence extrêmement populaire, avec ce ton cru, sans fard. Mais en réalité, elle est hautement travaillée. Elle se révèle compacte et d’une grande puissance. Elle bouscule.

Céline transforme la parole en une forme de chant, une musique qui révolutionne l’écriture de son temps. Ses phrases sont bâties comme des partitions, chaque mot étant une note qui porte l’émotion.

Pour un comédien, cette langue favorise une expression directe et immédiate, qui va droit au public pour le toucher en plein cœur.

Sur la question de la fuite et du rapport à la guerre de Bardamu, cet anti-héros issu de la petite bourgeoisie des faubourgs.

Ce sont des thèmes omniprésents dans l’adaptation. Bardamu est prisonnier de la guerre, et pourtant il n’a qu’une obsession: fuir.

Dès la fin du premier chapitre, il le dit: «J’allais m’en aller. Mais trop tard! Ils avaient refermé la porte en douce derrière nous les civils. On était faits, comme des rats.»

Face à l’horreur absolue, la seule issue est la fuite. Mais ce qui rend ce roman si puissant, c’est l’impossibilité de s’échapper. Ce dilemme - vouloir fuir tout en étant enfermé dans l’absurde et la barbarie - est au cœur du spectacle.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Voyage au bout de la nuit
Du 4 au 16 mars 2025 aux Amis Théâtretmusique, Carouge

D'après Céline
Felipe Castro, adaptation et jeu
José Lillo, accompagnement - Natacha Jaquerod, scénographie

Informations, réservations:
https://lesamismusiquetheatre.ch/voyage-nuit/

* En décembre 1945, Céline, accusé de collaboration avec l'occupant nazi, est arrêté à Copenhague par la police danoise. Il est incarcéré pendant quatorze mois à la prison de Vestre Fængsel. Durant cette période, l’écrivain rédige des textes plus tard regroupés sous le titre Cahiers de prison, ndr.

** En 1928, le doctorant en médecine Céline s'installe à Paris. Ouvrant un cabinet médical à Montmartre, il pratique essentiellement auprès des populations défavorisées. Cette expérience nourrit son œuvre littéraire, dont son premier roman, Voyage au bout de la nuit, ndr.

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