L’art du frémissement
Pour Introducing Living Smile Vidya, le plateau devient territoire d’insoumission. L’artiste ne raconte pas: elle transperce. Son existence devient manifeste, collage incandescent d’une vie où la dignité s’arrache.
Dans un tout autre registre, Le Cheval qui peint déjoue l’époque avec une délicieuse étrangeté. Trois corps dans une même peau équine: hybridité facétieuse pour interroger l’acte de créer, à l’heure où l’intelligence artificielle tente d’imiter le geste.
La tendresse irrigue La Magnificité, ovni drôle et désarmant. On y voit des êtres «faire» sans but, juste pour faire. Les gestes inutiles deviennent sublimes, les ratages précieux. Le dérisoire y devient sublime. Ce spectacle refuse de justifier l’art, et c’est là qu’il touche: il en rappelle la nécessité profonde, presque animale.
Quant à lui, L’Âge de frémir tord le cou au mythe du vieux grabataire. Des jeunes endossent des corps usés comme on enfile une peau nouvelle. Le trouble opère, le regard dévie, et l’on finit par croire que la vieillesse n’est peut-être pas une perte, mais un terrain d’exploration sauvage.
Avec Frankenstein, les Fondateurs mettent la parole en veille et laissent les gestes parler du monstre intérieur que chacun porte, surtout dans une époque hantée par ses propres créations.
Parmi les 22 spectacles, Cacao s’enfonce dans la mémoire coloniale en Colombie, à travers la fève, ingrédient de base du chocolat, et les blessures héréditaires. Le chocolat devient le fil rouge d’un huis clos halluciné entre une mère et son fils. Sauvez vos projets d’Antoine Defoort est une conférence foutraque et limpide, ode à l’itération, à l’imparfait, au presque.
Comme un clin d’œil à toute la saison: ici, ce n’est pas le résultat qui compte, mais le chemin - ses détours, ses essais, ses frissons. Focus sur certains spectacles en compagnie de la directrice et programmatrice Sandrine Kuster.
Quels fils invisibles relient ces œuvres si différentes?
Sandrine Kuster: Un dessein non voulu à l’origine apparaît dans la programmation. Elle fait la part belle à des propositions, dont nombre de créations mêlant l’art corporal au chant et à la musique. L’envie des artistes de mélanger ces expressions artistiques est ainsi une note dominante de cette saison.
Dans Introducing Living Smile Vidya, une vie s’expose entre exil, lutte, humour, fierté. Comment avez-vous accueilli cette performance si personnelle, si politique, qui bouscule le regard qu’on porte sur l’art biographique?
L’actrice trans, Living Smile Vidya, alias Smiley, nous raconte son histoire de vie dans ce seule en scène nommé Spectacle suisse de l’année en 2023 par Pro Helvetia et salué par le Prix Suisse des Arts de la Scène (2024), décerné par l’Office fédéral de la Culture.
Elle nous fait découvrir son enfance en Inde, où son père n’accepte pas sa transition.
Une transition qu’elle a financée seule. Ceci en pratiquant, un temps, la mendicité tant la difficulté d’avoir un travail était grande pour elle.
De fait, elle appartient à la caste la plus défavorisée, ces Intouchables que sont les Dalits dans la société indienne.
Oui. Ce que j’ai aimé est que l’artiste parle d’elle avec beaucoup d’humour et de générosité. Proche de nous, elle a un sens inné pour communiquer sa joie de vivre malgré les épreuves traversées. Qu’elles soient familiales, économiques ou physiques.
Living Smile Vidya raconte une trajectoire de vie marquée par la transgression des frontières – genre, caste, exil.Son récit, à la fois intime et universel, résonne aussi amplement avec les luttes queer contemporaines notamment en Suisse. Cette grande artiste défend une cause qui représente une dimension forte et vitale chez un être qui enfant déjà avait le sentiment de n’être pas dans le bon corps.
A travers son solo, le public comprend mieux qu’il s’agit pour elle et des personnes dites trans d’une urgence personnelle, identitaire et intime de changer son corps. Pour aller dans un corps correspondant à leur vraie identité de genre *.
L’IA est un outil visant à faciliter notre vie au quotidien. Nous aurons toutefois toujours besoin des peintres, de poètes, des interprètes. Pour l’heure, l’IA ne peut entièrement se substituer de manière créative, pertinente et sensible tant au corps, qu’à la voix et au geste artistique.
Ce qui est beau dans Le Cheval qui peint? La volonté d’un Collectif artistique de se mettre à la place d’un cheval. Ou comment un animal pourrait-il envisager la vie? Ce geste est peut-être une tentative de retrouver une âme d’enfant tout en sachant que notre rapport à l’animal a tendance à se perdre dans notre monde.La Magnificité met en scène les êtres qui font par pure nécessité de créer. Dans une société de résultats et de productivité, qu’est-ce que cela révèle sur notre besoin d’exister autrement?
La prise de risque artistique est l’ADN artistique du Collectif réunissant Michèle Gurtner, Tiphanie Bovay-Klameth et François Gremaud. Cette audace se traduit par la liberté de convoquer au plateau des situations pouvant se révéler absurdes.
Des situations burlesques, improvisées, entre les protagonistes parfois à la limite de la cohérence tout en restant extrêmement poétiques. Leurs créations sont habitées par l’idée de garder des idées initiales souvent farfelues.
Elles cultivent l’art du pas de côté, léger, humoristique dans lequel on peut forcément se reconnaître. Il existe également une forme d’innocence à être simplement sur le plateau en utilisant des objets sur un mode décalé.
On voisine épisodiquement avec l’art du mime semblable à des enfants qui feraient du théâtre. On songe ici à Jacques Tati, là au comédien, metteur en scène et cinéaste français Jérôme Dechamps.
Le metteur en scène et dramaturge Guillaume Béguin travaille avec des personnes ayant entre 30 et 40 ans. Ces interprètes s’approprient la vieillesse en incarnant des êtres très âgés. La création aborde ainsi les problèmes de mobilité pour nous donner à voir la vieillesse.
Ce qu’il lui reste, où la vieillesse peut encore s’amuser et avoir du désir. Sujet quelque peu tabou, la vieillesse reste une énigme dans son vécu et ses expériences, à travers le travail d’orfèvre réalisé par les actrices et les acteurs de L’Âge de frémir.
Aux côtés de Marie van Berchem, Vanessa Ferreira Vicente, dont le premier métier est étalagiste, a imaginé cette création autour du marketing et de la manière de s’adresser à la clientèle que développe un supermarché.
Ce lei de ventes est un endroit privilégié d’observation.
La fable pose un supermarché propose aux consommateurs et consommatrices des pièces de corps humains emballées sous vide à l’image de pieds de cochons ou cœurs de bœuf que l’on peut trouver dans ces lieux.
De là se déploie un regard critique sur la société de consommation à l’ère industrielle et notre rapport à la viande souvent déconnecté de la réalité animale.
Venu de la philosophie et du cinéma documentaire qu’il a étudié et formé à La Manufacture-Haute Ecole des arts de la scène (Lausanne), le metteur en scène et dramaturge Jean-Daniel Piguet part toujours de lui et de sa saga familiale.
Après Partir, spectacle sur la fin de vie de son père, il interroge ici le lien à sa mère. Ensemble, mère et fils voyagent en Colombie, où est installée une partie de la famille.
En toile de fond, l’Amérique latine, dont l’Occident exploite les matières premières. A commencer par le cacao, dont les conditions de production sont souvent sources d’injustice sociale et de souffrance.
Côté historique, il s’agit d’une peinture critique du colonialisme complétée par le récit intime de la relation mère-fils. A la fois essentielle mais aussi compliquée voire douloureuse.
Passionné par l’art de décrypter et de décortiquer, qu’il s’agisse de politique ou de nos mécanismes de pensée et de création, cet artiste interroge: dans un monde obsédé par l’innovation, comment faire du brouillon un geste politique?
Il met en scène nos schémas de pensée, nos façons de faire émerger des idées. Et pour cela, l’humain passe nécessairement par l’erreur, son analyse, puis sa correction. Un processus qui révèle notre capacité à nous remettre en question et à progresser.
La gymnastique intellectuelle à laquelle nous assistons est à la fois drôle, ludique et vertigineuse. Elle donne à voir tout le génie de la pensée humaine — même lorsqu’elle se prend les pieds dans le tapis.
Maison Saint-Gervais
Saison 25-26
Voir saison complète:
https://saintgervais.ch
*L'identité de genre est la façon dont une personne se définit par rapport au genre, que ce soit femme, homme ou non-binaire. Elle peut correspondre ou non au sexe assigné à la naissance, ndr.