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Histoires de regard

Publié le 15.10.2025

Dans la mise en scène et la chorégraphie de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, Pelléas et Mélisande* devient un opéra dansé où la musique trouve son prolongement naturel dans le geste.

À l’affiche du Grand Théâtre de Genève, du 26 octobre au 2 novembre, cette relecture s’appuie sur une scénographie de Marina Abramović qui installe un espace de clair-obscur - à la fois crypte et cosmos.

Les chanteurs et chanteuses évoluent au centre d’un flux chorégraphique que sept danseurs façonnent comme une matière vivante: réseaux de fils, gestes suspendus, architectures humaines qui traduisent les non-dits du livret.

L’OSR, dirigé par Juraj Valčuha, laisse respirer les voix et la lenteur symboliste du texte, tandis que les vidéos de Marco Brambilla ouvrent l’univers clos d’Allemonde vers un horizon cosmique. La danse ne décore pas: elle écrit les silences, donne forme à l’indicible. Lorsque Golaud est en scène, la gestuelle devient anguleuse, presque minérale ; la présence de Mélisande, au contraire, inspire des mouvements fluides, ondoyants, comme traversés de clarté.

Les costumes d’Iris van Herpen, mi-organiques, mi-futuristes, prolongent cette idée de métamorphose, oscillant entre enfance, désir et effacement. Dans le dernier tableau, des silhouettes voilées emportent Mélisande vers un au-delà indéfini: rituel de passage plus que mort.

Cette lecture épurée, chorégraphique et plastique confère à l’œuvre sa dimension d’énigme : une méditation sur la fragilité du regard, la perte et cette clarté qu’on cherche encore.

Rencontre avec Sidi Larbi Cherkaoui.



En 2018, lorsque vous créez Pelléas et Mélisande avec Marina Abramović et Damien Jalet, quel était l’état d’esprit?

Sidi Larbi Cherkaoui: Dès le départ, nous voulions préserver le mystère: quelque chose dans la brume, presque imperceptible.

Chez Maeterlinck, la vérité circule entre les phrases; elle se loge dans les silences, dans les ombres. Nous avons donc consacré l’œuvre au regard: voir, ne pas voir, être aveugle, percevoir de petites lueurs. Très vite s’est imposée l’idée d’un univers galactique, si vaste qu’il semble abandonner ceux qui y évoluent.

On n’est pas exactement dans une forêt: on est dans un espace immensément ouvert, qui rend les personnages minuscules, perdus, et où une tristesse profonde résonne comme un appel au secours.



La danse « matérialise » souvent les silences de Debussy. Dans l’acte I, ces fils que les danseurs plient et déplient, que racontent-ils?


L’idée, c’est le piège. Golaud est pris au piège - chasseur égaré - et Mélisande l’est tout autant, happée par une histoire qu’elle ne raconte pas, mais dont on ressent l’urgence.

Les fils deviennent tour à tour la forêt, le lac, la couronne perdue... Mais surtout, ils incarnent le lien entre eux: ils se capturent mutuellement et souffrent de leur incompréhension.

Golaud n’arrive ni à cerner ni à séduire vraiment, tandis que Mélisande se retrouve sous l’emprise d’un homme dont elle ne pourra plus se libérer.

Que représente ce chœur de trois danseurs, évoquant parfois un crâne, une vanité?


C’est le symbole d’un pouvoir masculin figé. Dans la conversation entre Geneviève et Arkel, on sent le poids d’une autorité qui peine à se transmettre. Il n’y a pas de véritable héritage, mais une forme de fausse sagesse. Cette trinité incarne une dynastie enfermée dans ses propres limites. Même l’enfant, Yniold, incarne une innocence déjà contaminée, plongée dans la jalousie et la manipulation. La scène où Golaud parle à travers lui est un basculement troublant, qui révèle une forme de paranoïa.

Votre Mélisande, chantée ici par la soprano norvégienne Mari Eriksmoen, déploie une force certaine. Comment avez-vous travaillé avec elle?

Mari est exceptionnelle. Elle perçoit les multiples regards portés sur la femme et la manière dont le système patriarcal enferme le monde. Sa Mélisande est d’une lucidité presque insupportable pour ceux qui refusent de voir.

On peut la croire folle ; elle ne l’est pas : elle énonce la vérité, sans cesse, et paraît décalée dans un univers qui préfère la taire. Face à Pelléas – très jeune, indécis – ou à Golaud, elle garde une vision claire. Eux vivent dans une tour d’ivoire, coupés de la vie réelle, alors même que le texte évoque la famine et la misère tout autour du château. Leur drame est intérieur ; à l’extérieur, la souffrance est bien concrète.





Les costumes d’Iris van Herpen semblent faits d’air et de lumière, entre minéral et organique. Comment s’est élaborée cette collaboration?


Iris connaissait notre travail et partage avec Damien Jalet un amour du minéral, de l’animal et du végétal. Le costume de Mélisande évolue par étapes presque imperceptibles : jeunesse, maturité... À la fin, la fillette porte la robe des débuts de Mélisande, marquant le cycle tragique d’une transmission inéluctable.

Iris a aussi conçu des visages hybrides qui prolongent le corps jusqu’aux bras. Par moments, les danseurs manipulent des fils comme s’ils tenaient les cheveux de Mélisande ; ailleurs, ils deviennent soldats, chiens, gardes, mendiants, aveugles, statues autour d’une fontaine. Son travail est à la fois sculptural, organique et intemporel.

Marina Abramović a conçu ces grands cristaux, capsules de mémoire et de temps. Et la fin : Mélisande meurt-elle ou change-t-elle d’état?

Pour Marina, les cristaux conservent une énergie, une mémoire qui croît avec le temps - comme des stalactites monumentales. Nous en déployons sept, modulables en grotte, en château, en forêt.

Quant à la fin, la danse devient rite: des femmes énigmatiques lavent le corps de Mélisande et l’emportent vers un ailleurs. Son enveloppe reste, mais elle est déjà partie, retournée à la galaxie d’où elle vient. On peut aussi voir cette scène comme une vision romantique : un cœur brisé, la conscience que sa fille héritera d’un destin sous contrainte.

Debussy renonce aux grands airs: sa musique parle comme un flot continu. Comment l’avez-vous habitée?

Un vrai plaisir. Jamais pompeuse, sa musique coule, avance, épouse le rythme du récit et de la vie. Elle n’impose rien, elle narre. Et ce faisant, elle bouleverse. La relation musique-texte y est d’une justesse admirable.





Maeterlinck préférait la marionnette à l’acteur, la force symbolique au psychologisme. Votre mise en scène assume pourtant la chair. Comment avez-vous équilibré ces plans?

Aujourd’hui, nous nous sentons tous un peu marionnettes. Les interprètes - chanteurs et danseurs - se laissent traverser par les idées et évitent toute posture de vedette. Je pense que Maeterlinck aurait aimé voir ces corps «tenus par des fils»: placements, regards, interactions ciselées, huis clos étouffant.

Les danseurs fabriquent une matière imperceptible qui relie l’ensemble. Derrière ces apparences, ils deviennent interchangeables, presque issus d’un autre temps ou d’un futur, rejoignant le symbolisme profond de Maeterlinck.

Vous décrivez Golaud comme un homme qui perd tout. Comment la danse traduit-elle sa jalousie, cette force dure et destructrice?

Autour de lui, les gestes se tendent, deviennent anguleux, presque militaires: la scène se fige à travers ses affects. Lorsqu’il évoque sa chute de cheval, les corps semblent se pétrifier.

À l’inverse, dans les séquences centrées sur Pelléas et Mélisande, le langage corporel est fluide, sensible. Golaud, lui, est de pierre : cœur dur, volonté de contrôle, expression d’un pouvoir masculin qui retient en otage les figures féminines.

Il y a chez Pelléas et Mélisande une part d’enfance - un amour virginal, tragique, fait de non-dits.

L’innocence de leur lien suggère quelque chose de juvénile, mais ce n’est pas de l’immaturité: c’est la connexion pure entre deux âmes. Pelléas, lui, a grandi dans un monde détaché du réel ; il rêve de partir, mais n’ose pas. L’amour pour Mélisande l’enracine. C’est l’enfant-otage qui dit « je dois partir » sans en trouver la force.

Damien Jalet a puisé dans ces références pour inventer une « chorégraphie de la sculpture ». C’est sa singularité ici : créer des formes à la fois archaïques et résolument tournées vers l’avenir. On bâtit notre monde sur les vestiges d’un autre.

Un mot pour résumer votre approche de cet opéra?

Simplement ceci: Pelléas et Mélisande parle d’aveuglement et de lucidité, de cycles qui se répètent, de corps pris dans des fils tangibles et dissimulés. Notre travail tente de capter la lumière qui filtre entre les lignes.

Propos recueillis par Bertrand Tappolet


Pelléas et Melisande
Du 26 octobre au 2 novembre 2025 au Grand Théâtre de Genève (GTG)

Un opéra de Claude Debussy, d'après Maeterlink

Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, mise en scène
Juraj Valčuha, direction musicale - Marina Abramović, scénographie

Avec Björn Bürger, Mari Eriksmoen, Leigh Melrose

Informations, réservations:

https://www.gtg.ch/saison-25-26/pelleas-melisande


Note: Reprise de la production de 2020-2021 (proposée en streaming pendant la crise COVID)

* Pelléas et Mélisande de Debussy est un opéra à part, tout en suggestion et en silences. Adapté de la pièce symboliste de Maeterlinck, il nous plonge dans un monde obscur, minéral et suspendu, où les sentiments s’expriment à peine - et n’en sont que plus poignants.
Mélisande, jeune femme égarée dont on ne sait rien, est recueillie par Golaud, prince d’Allemonde, qui l’épouse. Mais c’est Pelléas, le demi-frère de Golaud, qui éveillera en elle une tendresse profonde, silencieuse, et tragique. Leur amour, à peine formulé, devient une source de jalousie dévorante pour Golaud, jusqu’au meurtre. Arkel, le vieux roi, Geneviève, la mère silencieuse, et l’enfant Yniold, témoins impuissants, composent un chœur de figures inquiètes dans ce drame sans lumière. Rien ne crie. Tout s’efface. Ndr.

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