«Titane» entre danse, transe et enfance

À découvrir au Bâtiment des Forces Motrices (Genève), le 20 mai.
Sur l’invitation du Geneva Camerata, formation hors normes dirigée par David Greilsammer, la chorégraphe française invente un spectacle où les musicien.ne.s jouent debout, en mouvement, aux côtés de deux danseuses - elle-même et Diana Akbulut, interprète helvétique d’origine kurde, au geste brut et viscéral.
La création plonge dans la matière mouvante de Mahler, entre démesure romantique et éclats d’ironie. Le corps devient un prolongement des archets, une caisse de résonance des fulgurances mahlériennes, oscillant entre transe intime et déflagration collective.
L’artiste, qu’on connaît pour ses collaborations avec Stromae, Madonna ou Christine and the Queens, Dua Lipa, Angèle ou encore la comédie musicale de France Gall, Résiste, ne cherche pas l’illustration: elle écoute la musique comme on scrute une faille, contemple un horizon ou surfe la vague.
Ce Titane est une immersion dans la folie douce d’un monde qui tangue, un théâtre physique de la fragmentation, de l’élan vital, du chaos maîtrisé. Dans chaque glissement harmonique de Mahler si hanté par la Nature et la mort, la chorégraphe insuffle une mémoire d’enfance ou une pulsion primitive.
Sa danse, nourrie de hip hop, de pop et d’une énergie presque animale, traverse les styles comme on traverse une forêt en rêve - à l’aveugle, mais avec une intuition aiguë.
Dans cette alliance inédite avec Geneva Camerata, Titane devient moins un spectacle qu’une traversée, un état de corps et d’âme au bord du précipice - exactement là où commence l’art.
Dialogue avec Marion Motin.
Comment abordez-vous l’œuvre de Gustav Mahler?
Marion Motin : À l’origine, Titan, c’est aussi une plongée dans la démence – celle, vertigineuse, de l’artiste confronté à sa propre démesure. Quand David Greilsammer, le chef du Geneva Camerata, m’a proposé de revisiter cette symphonie par la danse, l’idée m’a tout de suite électrisée.
Il s’agissait de transposer l’œuvre au féminin, de l’habiter autrement.
Très vite, une question a jailli, presque brutalement: qu’est-ce que cela veut dire, pour une femme, de détenir une telle puissance? De porter en elle cette force, presque écrasante?
J’ai choisi de la fragmenter, de la faire passer à travers deux corps, deux interprètes, en miroir.
Ce motif du double, de la scission, me travaille depuis longtemps. Titane, c’est cette tentative de creuser l’émotion à vif - de traverser la douleur, le deuil, la tempête intérieure que Mahler fait résonner dans sa Symphonie n°1. Une folie créatrice, frontale, qu’on ne contourne pas.
L’enfant, et je le constate à travers mon fils de huit ans, est encore libre de toute norme. Dénué de codes. Il ne cherche pas à entrer dans un système, quel qu’il soit. Et c’est précieux.
Je pense qu’un·e artiste ne devrait jamais se laisser réduire par des cases, ni se fondre dans un moule imposé par un système. Il faut rester fidèle à sa pulsion créatrice. Se reconnecter à son instinct, à ses tripes, ses viscères et à son enfant intérieur.
Créer à l’âge adulte, c’est renouer avec son âme d’enfant. C’est retrouver cette part de soi qui regarde le monde avec étonnement et candeur, sans crainte du jugement.
De cet abandon sincère peut naître une créativité authentique, libre et profonde.
Il y a aussi cette qualité de regard propre à l’enfance: quasi objective, éminemment immédiate, singulière. Être artiste, ce n’est pas se centrer sur soi, mais proposer une vision particulière du monde - ici, d’une œuvre romantique en quête de sens face au chaos.
Et de mettre cette vision en dialogue avec le public.
L’enfance est un point d’ancrage, un horizon où l’on peut se retrouver le mieux. Elle révèle ce que l’on est vraiment, avant que la société ne nous transforme en fonction de ce qu’elle attend de nous.
C’est vrai! Il a d’ailleurs une formation hip-hop. Ce que j’aime chez Mahler, c’est cette liberté. Ce refus des conventions. Il suit son propre chemin, sans concession. C’est ce que j’admire chez les artistes: aller au bout de leur ligne, totalement.
Mahler est exalté, imprévisible, libéré. À l’époque, sa Symphonie en ré mineur, jouée à Budapest en 1889, a dérouté. Travailler aujourd’hui sur cette œuvre aux mille contrastes, après Le Boléro de Ravel, c’est un nouveau défi électrisant.
Absolument. C’est exactement ce qui me nourrit. Intensément. Même si l’on me colle souvent des étiquettes, mon corps, lui, est profondément imprégné de hip-hop.
Mais la danse, pour moi, dépasse les styles. Elle exprime des émotions, des idées, un positionnement. Je n’ai jamais su me cantonner à une seule forme.
Mon univers est traversé par des influences multiples: hip-hop, contemporain, flamenco... Tout cela fait partie de moi. La diversité des registres reflète mes états, mes humeurs, mes engagements.
Ce qui me stimule, c’est de mélanger, faire dialoguer, hybrider les formes. Ce n’est jamais gratuit. Ce choc des langages sert toujours une émotion, une idée, une narration.
La technique suprême, selon moi, c’est la conscience du corps. Quand on le connaît, on peut explorer tous les styles. La maîtrise du corps, c’est une forme de liberté.
Oui, les deux œuvres n’ont rien à voir. Ni le tempo, ni l’intention, ni les affects. Donc la danse ne peut qu’être différente. Dans Le Grand Sot, sur Boléro, j’avais voulu créer une ode au leadership.
Mais il s’agit également d’un témoignage voulu décalé et ironique autour de l’obligation d’aller serrer des mains, d’être vue ici ou là, dans mon métier.
Cela confine à un moment donné au fait de se travestir alors que mon envie est de passer le plus clair de mon temps à créer en studio. Le Boléro est un essai de transmettre mon univers expressif et dansé. Sans pour autant faire ce que l’on attend de moi.
Oui, tourner sur un axe central libère plein d’expressions, y compris dans les bras et les mains. Le corps doit rester solidement gainé pour garder cet équilibre.
J’appelle ça la force tranquille.
Il faut rester en alerte, souple et présent, prêt à encaisser - ou à esquiver - les coups, réels ou symboliques. Dans le hip-hop comme dans le contemporain, ce gainage est fondamental. Il donne à la fois la puissance, la précision, la dynamique, et la grâce du mouvement.
Titane
Le 20 mai 2025 au Bâtiment des Forces Motrices (BFM), Genève
Marion Motin, chorégraphie et danse - Diana Akbulut, danse
Geneva Camerata - David Greilsammer, direction
Informations et réservations:
https://www.genevacamerata.com/fr/concerts/titane
*En danse hip hop et contemporaine, l'image du corps gainé, c'est-à-dire un corps maîtrisé, fort et esthétiquement plaisant, est un aspect résolument central. Elle se manifeste à travers l'entraînement, la discipline, et l'expression de l'identité corporelle par le mouvement dynamique, tour à tour fluide et arrêté comme suspendu.
Le «gainage» ramène à une maîtrise tonique du centre du corps - les muscles profonds de l’abdomen, du dos et du bassin. Il s'agit d'une tenue corporelle favorisant stabilité, contrôle et précision dans le mouvement, ndr