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Règlement de conte façon pop culture

Publié le 25.05.2025

Il est des contes qu’on croyait figés dans les grimoires des inégalités de genre et du patriarcat et qui soudain reprennent chair sous nos yeux. C’est le cas de Vous avez dit Barbe-Bleue?, à savourer en extérieur jusqu'au 20 juin en tournée dans les villes et villages du canton de Genève.

Cette réinvention théâtrale itinérante d’un conte fait souffler sur le mythe de Barbe-Bleue une brise de liberté vive. Rejoint.e.s par le musicien et metteur en scène Guillaume Pidancet, trois jeunes artistes –- Loubna Raigneau, Pierre Boulben et Hugo Braillard - signent une création collective pour faire voyager ce spectacle d’un autre genre, de commune en commune.

On y retrouve le goût du théâtre populaire. Celui qui s’invite là où on ne l’attend guère, qui ose la proximité et l’adresse directe. Le conte, on croit le connaître: un homme terrifiant et manipulateur, des épouses disparues, une clé interdite tâchée de sang. Mais ici, c’est la curiosité qui mène la danse comme embrayeur d’émancipation.

Loin de la punition moralisatrice, ce conte-là revisité résonne avec les voix d’aujourd’hui -. celles qui refusent le silence, qui dénoncent l’abus, et célèbrent la résistance. Portée par des personnages hauts en couleur, des chansons pop et un théâtre du «pas grand-chose» métamorphosant un camion-théâtre en cabane à merveilles, la pièce s’amuse à renverser les rôles, à brouiller les frontières entre conte et réalité.

Un Barbe-Bleue crooner, inquiétant et charmeur, trouve en face de lui non une victime, mais une héroïne lucide, épaulée par une fée cabossée et lucide elle aussi. Le spectacle prend alors des allures de rite de passage joyeusement féministe, où l’on danse sur les cendres des ogres.

À l’heure des récits à déconstruire, Vous avez dit Barbe-Bleue? ne donne pas de leçon: il ouvre des portes. Toutes les portes.

Entretien avec Guillaume Pidancet.



Votre désir de départ?

Guillaume Pidancet: S’emparer du conte de Charles Perrault tout en y mettant en lumière la question de la curiosité notamment.

Beaucoup d’entre nous se souviennent vaguement de la figure de Barbe-Bleue et sa fameuse tirade. «Anne, ma sœur Anne ne vois-tu rien venir?».

Dès lors, nous avons transformé à loisir cet archipel de fragments flottant dans la mémoire collective. Pour réactualiser ce récit en y trouvant ce qui nous parle encore aujourd’hui. Comme nous l’avons fait l’année dernière en jouant Vous avez dit Barbe-Bleue? en extérieur dans neuf communes vaudoises, il s’agit d’amener autrement le spectacle à un public qui ne franchira pas nécessairement les portes d’une institution théâtrale.



Un exemple?

Le fait de jouer à ciel ouvert amène à intégrer des éléments - klaxons, rumeurs, avion ou bus qui passent... - insufflant un rythme particulier à la représentation et une respiration qui ne se retrouvent pas dans l’espace boîte noire traditionnel du Théâtre.

L’année dernière, lors d’une représentation en plein air, l’Espagne marque un but décisif durant l’Euro. Que fait-on alors pendant trois minutes sous les clameurs, cris de joie et concerts de klaxons? C’est précisément cet imprévu et la manière d’en jouer sur le vif qui peut insuffler une dimension magique au spectacle.

Et votre réécriture collective?

Le travail sur la manipulation, l’emprise, la masculinité toxique s’est réalisé à partir d’un théâtre en extérieur. Avec une manière vive et enlevée de raconter une histoire.

Nous sommes parti.e.s de la morale du conte: «La curiosité est un vilain défaut», défaut plutôt féminin selon Perrault.

En désaccord profond avec cette morale, nous avons sorti le personnage de l’héroïne féminine de son statut archétypal de Princesse, objet de désir, de convoitise et de consommation sexuée devant être sauvé. Il fallait lui redonner toute sa puissance d’action.

Cette Princesse doit donc trouver par elle-même son désir d’émancipation et de libération face à l’emprise de Barbe-Bleue.





Concrètement...

Le personnage féminin principal ouvre une porte.

Derrière elle, gisent les cadavres des anciennes épouses de Barbe-Bleue. C’est l’image de l’ogre consommant littéralement les corps féminins qui est alors interrogée. Cette héroïne aborde aussi la question du consentement. Au soir des noces, elle se refuse nettement au désir de son époux: «Il ne comprend pas que non, c’est non»*, lance-t-elle.

C’est là que la puissance allégorique du conte permet de ne pas évoquer frontalement la question des abus et des violences faites aux femmes. Mais de la suggérer et d’inviter à y réfléchir.

Qu’en est-il de l’interaction avec le public?

Il est d’abord mis dans une position de voyeur.

Au quotidien, confronté à des situations anormales, nombre de personnes peuvent ne pas réagir et se cantonner dans un statut de spectateur passif laissant finalement faire. Il ne s’agit ici pas de culpabiliser ou de mettre mal à l’aise quiconque. Mais de rappeler simplement que chaque personne a en elle la capacité d’agir, de résister, de s’opposer à une situation vécue comme anormale et abusive.

La curiosité, c’est aussi être curieux et curieuse, attentif et attentive à ce qui peut arriver aux autres. Une forme d’empathie.

Pourquoi recourir au conte?

A mes yeux, c’est une manière de ne pas hiérarchiser les réalisations et objets culturels. Je perçois l’univers du conte au même plan que la pop culture. Il ne s’agit pas de mythes fondateurs, mais des récits ayant traversé les époques au gré de formes différentes.

On retrouve ainsi le canevas de Barbe-Bleue chez les frères Grimm sous le titre de L'Oiseau d'Ourdi. Et jusqu’en en Suisse en compagnie de l’histoire de la Grotte aux Fées de Vallorbe. Ou au Moyen-Orient avec Les Femmes du Diable.





Que la force du conte soit avec nous?

La force du conte réside d’abord dans la tradition orale. Partant, ces histoires ne sont pas gravées dans le marbre. Libre à nous de s’affranchir de leurs auteurs et autrices.

Qu’elle se traduise au cinéma par la saga Star Wars, ou en séries TV avec Game of Thrones et Squid Game, la pop culture, c’est une manière tantôt pertinente, tantôt controversée, de nourrir l’imaginaire collectif et d’avoir un impact sur la société.

Au risque de forcer le trait et d’être un brin caricatural, la figure de Dark Vador ou celle du Grand Méchant Loup ne reviennent-elles pas souvent aux mêmes fonds de personnages archétypaux permettant de multiples détournements et relectures?**

Barbe bleue est incarné par Pierre Boulben habillé façon baroque et glitter seventies en chemise blanche romantique, pantalon pattes d’Eph, lunettes noires intermittentes et manteau à plumes de paon.

L’image d’Epinal que l’on peut avoir de Barbe-Bleue? Celle d’un personnage d’ogre monstrueux, laid, sale et repoussant avec sa barbe bleue et son pouvoir résidant dans fortune.

Ce cliché ne nous a pas intéressé.e.s, préférant piocher dans ce côté gourmand, séducteur et manipulateur que peut avoir une figure travaillant sur l’emprise et le rapport de forces.

Pourquoi avoir ouvert la pièce avec la Toccata et fugue en ré mineur, BWV 565 de Bach?

D’abord, j’adore ce morceau. Il est prompt à éveiller et évoquer des imaginaires très forts chez les gens. C’est une composition éminemment narrative qui fait naître à la fois le tragique et le grotesque. À ce moment, il y a en scène le personnage inventé de la Fée Nix campé par Hugo Braillard avec ses ailes en lambeaux.

Nix accueille le public de manière grandiloquente, marquant ainsi que le spectacle a débuté. Cette figure est née d’une phrase de Perrault dans l’une des versions de son conte, «la clef était fée» pour dire que la clef était magique.

Qui est Nix?

Ce personnage de Nix est simultanément la clé de l’histoire et le narrateur/la narratrice du conte. C’est aussi le bonimenteur ou le bateleur qui alpague le public.

Voici un.e protagoniste fantaisiste et ambigu.e tant sur son genre que son rôle. Sans le vouloir, il.elle participe aux crimes de Barbe-Bleue. Avant de parvenir à s’en libérer et à s’enfuir avec l’héroïne.

Propos recueillis par Pierre Siméon


Vous avez dit Barbe-Bleue?

D'après Perrault -  Création collective de À l’Ouest Cie

Avec Pierre Boulben, Hugo Braillard, Loubna Raigneau
Guillaume Pidancet, mise en scène

Tous publics

Un spectacle itinérant à découvrir face au Camion Théâtre du Théâtre de Carouge:
À Carouge (les 26, 30 et 31 mai), Petit-Lancy (le 27 mai), Vernier (le 28 mai), Thônex (les 2 et 19 juin), Dardagny (le 4 juin), Bernex (le 5 juin), Veyrier (le 6 juin), Satigny (le 9 juin), Choulex (le 11 juin), Presinge (le 13 juin), Genève (le 14 juin), Perly-Certoux (le 18 juin) et Gy*** (le 20 juin)

Informations, réservations, (Onglet "Dates et Lieux"): https://theatredecarouge.ch/spectacle/vous-avez-dit-barbe-bleue/

***la représentation de Gy est réservée aux habitant.e.s de la commune



*La nouvelle loi suisse "Non, c'est non" du droit pénal en matière sexuelle est entrée en vigueur le 1er juillet 2024. Elle stipule que tout acte sexuel non consenti est considéré comme un viol, ndr.

**La comparaison entre ces figures paternelles archétypales quasi vampiriques, manipulatrices conjuguant l’emprise délétère, la séduction asservissante, la violence multiforme, la dévoration d’autrui et l’attraction tourmentée du côté obscure de notre humanité a été maintes fois relevée par des critiques, philosophes et psychanalystes, ndr.

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